Chapitre 22

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Une semaine après ma conversation avec Romain, je me décide enfin à aller m'acheter un nouveau manteau, après m'être disputée avec ma mère qui m'accusait d'être un souillon.

—   Comment oses-tu aller travailler avec cette guenille ? Tu fais honte à ta fonction.

            Davantage pour m'éviter de nouvelles remarques que par souci de bien représenter, je prends donc la direction d'une petite rue, un soir, en rentrant du lycée. J'observe le ciel pour m'assurer qu'il fait encore jour. Les Agents d'État ont des dérogations pour pouvoir rentrer chez eux, en dehors des heures de soleil, mais je préfère me méfier. Il n'est jamais très bon d'attirer l'attention, surtout dans cette période troublée. Je pousse la porte de la boutique et je suis aussitôt accueillie par une dame âgée d'une cinquantaine d'années qui me demande ce que je suis venue chercher. Je m'avance vers le comptoir et lui expose ma requête. Quelques secondes plus tard, elle revient avec plusieurs manteaux. L'un est un anorak et semble avoir déjà servi à plusieurs reprises, l'autre est une parka fourrée et le dernier une doudoune pleine de strass et de faux diamants. Je n'ose même pas la toucher et demande :

—   Combien ?

—   Deux bons d'achats pour celui-ci, me dit-elle en désignant l'anorak. Six pour les deux autres.

            J'ouvre mon cartable et fouille pour trouver mon porte-monnaie. Mes bons d'achats sont fourrés à l'intérieur, absolument pas ordonnés. Je n'ai jamais été douée pour gérer mon budget. C'est devenu pire depuis un mois. Célestin s'est toujours occupé de nos finances et je me sens complétement démunie face à tous mes bons que j'étale sur le comptoir. Le système économique du Nouveau Monde est simple. Au lieu d'un salaire, nous recevons des bons d'achats qu'on ne peut utiliser que dans les boutiques d'État. Le Ministère de l'Économie nous a toujours présenté cela comme une révolution. Nous nous sommes affranchis du monde capitaliste et de l'argent pour créer un monde dans lequel l'économie circulaire fait légion. Sur le papier, on pourrait croire à la réussite d'une utopie. Sauf que, dans les faits, les bons d'achats ne peuvent être utilisés que dans des boutiques officielles, détenues par l'État. Donc, les bons circules, certes, mais ils reviennent toujours entre les mêmes mains à la fin.

            Il existe deux types d'usines, qui détiennent des monopoles : celles qui produisent des produits de consommation courante, destinés à la population ; et celles qui créent des produits de « luxe » destinés à la classe dirigeante. Vous imaginez bien qu'on ne peut pas obtenir la même qualité suivant notre catégorie et l'offre est bien plus diversifiée pour la classe supérieure. Donc, même si les Grands Sages se targuent d'avoir mis fin au salariat, et donc à la classe prolétaire, la réalité reste toujours la même : une petite partie de la population est aussi de l'autre et profite de privilèges tandis que la majorité des citoyens se contentent des restes.

—   Bon alors, vous prenez laquelle ? Je n'ai pas toute la journée, me presse la boutiquière.

            Je dépose six bons d'achats devant elle et récupère la parka que j'enfile immédiatement. Je lui propose de lui revendre mon manteau un peu troué mais elle secoue la tête d'un air indigné.

—   Vous croyez qu'on fait de la charité ici ? Il est interdit de revendre des produits.

—   Dites-moi plutôt ce qu'on nous autorise à faire ?

            J'ai réagi vivement. La vendeuse ouvre de grands yeux, choquée par mes paroles. Je sais qu'elle a raison. Il est formellement interdit de revendre des produits de consommation. C'est écrit dans le Code du Commerce International. Seule l'État dispose du droit de vendre. Elle me propose de reprendre mon manteau pour l'envoyer dans les poubelles d'enfouissement. Depuis que le changement climatique a eu lieu, on ne recycle plus nos déchets. Inutile puisqu'il suffit de les brûler. Comme le réchauffement a été endigué, nous n'avons plus rien à craindre des rejets de CO2 dans l'atmosphère. Nous pouvons donc les rejeter à outrance puisque le trou dans la couche d'ozone a été réparé. Parole d'État.

2150, tout va bien ! [roman d'anticipation]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant