Chapitre 14

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L'Hostile affamé mugissait à travers les steppes, solitaire, dans l'écrasant silence du midi. Les sables étaient plus agressifs qu'un océan de sel et les bourrasques du nord, enflammées et brûlantes. D'où venait-il, ce lys blanc et pur, aux pétales de soie mouchetés de rose ? Comment se dressait-il là, sous ces cieux d'airain, sous ces vents de soufre ? Les irritantes rafales du plein jour n'avaient altéré ni sa grâce, ni la fraîcheur de sa jeunesse. Elle était un miracle, un rayon d'aurore caressant les ténèbres. Aucun châle de jute, tout déchiré et sale, n'aurait su éclipser le charme de ses grands yeux bruns.

Emmitouflé dans sa cape de cuir noir, le Zabas avait-il jamais vu pareille beauté ?

Il la fixa sans un mot, la gorge nouée d'effroi. Que faisait-elle ... aux côtés de ce chien ? Où s'en allaient-ils ainsi, au mépris de la tempête, des vents et des sables rouges ? Le puissant gladiateur, d'habitude si glacial, se sentit frémir tout entier. N'était-elle sienne ? Ne l'avait-il trouvée le premier ?!

Leurs deux silhouettes, secouées comme des arbres morts, s'enfonçaient doucement dans les tourbillons écarlates et, peu à peu, s'estompaient en silence. Il ne vit bientôt plus d'elle qu'une forme lointaine, une robe ondoyante, une natte soulevée par les vents.

Son regard, rivé sur les contours imprécis de la belle, se durcit. Ce détestable esclave oserait-il poser la main sur elle ? Effleurerait-il les courbes de ses hanches, glisserait-il les doigts dans ses cheveux ... s'enivrerait-il du parfum de son cou ? Ses pétales, roses et purs, n'avaient sans doute jamais été caressés par les doigts de la passion, ni son mystère découvert par quiconque. Imaginer ce chien de saisir d'elle, dérober impudemment son innocence ... et se régaler du goût de sa peau, une grimace de plaisir lui tordant le visage, fit pâlir le Zabas. Sa lourde queue écaillée claqua nerveusement contre le sol poussiéreux et son poing, musculeux et griffu, se serra.

Au mépris de la tempête, battant encore dans sa capuche noire, il ne les quitta pas des yeux. Elle était sienne. Elle serait sienne et personne, encore moins ce sale rat, n'avait le droit de la lui ravir ainsi.

Par tous les diables, par l'enfer et par Toth, il ne quitterait Ethiopolis sans s'être emparé d'elle. Pour rien au monde, pas même pour gagner sa liberté, il ne l'abandonnerait aux bras de ce misérable.

–Vous, interpella-t-il deux gardes cachés sous leurs casques de bronze, dites-moi où ils vont.

–Et si tu te mêlais de ce qui te regarde ? rétorqua l'un d'eux, une lance coincée entre ses bras croisés.

Un frisson de colère traversa le Zabas. Le sourire moqueur de ces moins-que-rien lui paraissait plus tranchant que le fil de son sabre ... mais autre chose, plus que sa fierté, le hantait pour l'instant.

–Conduisez moi à Dirmorah.

–Pardon ? s'étonna l'un des hommes.

Un empressement irraisonné, pulsionnel, paraissait étreindre le Zabas. Malgré la violence de leurs instincts, les hommes-lézards savaient pourtant demeurer froid, d'habitude ... et Kragen ne comprenait pas bien ce qui lui arrivait.

–Je dois m'entretenir avec lui, gronda-t-il, de toute urgence. Conduisez moi au palais.

Les mots de Kragen furent pareils à un coup d'épée dans l'eau. La tête rentrée dans leurs épaules -tant les bourrasques étaient pénibles- les deux gardes ne prirent ni la peine de lui répondre, ni même celle de lui adresser un regard. Ils le méprisaient comme lui-même aurait méprisé le dernier des mendiants, le plus laid des lépreux. Mais par l'enfer, avait-il le temps ?! Bouillant d'une soudaine colère, Kragen dégaina son arme et, hurlant comme un fauve, empoigna l'un d'eux par le collet. Déployant toute sa puissance de Zabas, il le plaqua aussitôt contre le mur, dans un grand fracas métallique.

–Faut-il que j'égorge l'un de vous, rugit-il en pressant violemment la face du soldat contre la pierre ocre, pour que l'autre me conduise à Dirmorah ?

Peu habitués à se battre, les soldats du camp étaient ridiculement lents et malhabiles, comparés au lion qu'était le gladiateur. L'homme, petit et frêle, lui paraissait n'être qu'une souris coincée entre ses pattes de lion. Il le souleva par le visage et, sans le moindre effort, le lança sur l'autre soldat qu'il renversa comme un jeu de quilles. La mâchoire crispée de rage, il porta un dernier regard en direction des silhouettes de Laaov et de la belle esclave ... mais tous deux avaient déjà disparu dans la tempête.

Son cœur, plus serré qu'il ne l'avait jamais été, lui semblait à deux doigts d'exploser.

–Levez-vous vite, lança-t-il aux gardes encore vautrés à terre. Je n'ai pas de temps à perdre.

Emeryde, tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant