Chapitre 23

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Amer, Laaov soupira. Quand bien même la ville n'aurait été en liesse, trouver le sommeil lui aurait paru impossible ... tant sa gorge était serrée. Ce jour, qui tardait à se lever, serait sûrement son dernier.

Ses mains se crispèrent autour de ses couvertures brunes de crasse. Survivre à son adversaire lui paraissait peu probable, la vaincre, plus irréaliste encore. Prostré sur sa couche trempée de sueur, il tremblait comme un enfant dans le noir.

Depuis que le soleil s'était couché, quelque chose lui susurrait de sombres paroles à l'oreille. Et même s'il avait lutté toute la nuit durant contre le murmure des ténèbres, il était désormais convaincu que ses heures étaient comptées. Les choses tourneraient mal ... il le sentait.

Plus encore : il en était affreusement certain.

Un soupir. Aussitôt aurait-il fermé les yeux, aussitôt les ouvrirait-il sur son dernier jour. C'était inévitable désormais, il n'échapperait pas à son destin. Mille fois déjà il avait pensé à fuir, à capituler et, aussi fou cela pouvait-il paraître, à s'amputer lui-même un bras ou une jambe ... pour finir par admettre, à son grand désarroi, que rien de tout cela ne fonctionnerait. Il n'y avait rien à faire, il n'échapperait d'aucune façon au combat. On le jetterait très bientôt au cœur de l'arène, sans qu'il n'ait guère d'espoir d'en revenir vivant.

Supplier, pleurer, se mettre à genoux n'y changerait rien. Au plus chaud du jour, il s'en irait livrer bataille ... et mourrait certainement, seul au milieu de cette foule hurlante, une lame dans la poitrine. Son ventre se noua. Il pouvait presque entendre les cris, les ovations et les éclats de rire. Il pouvait presque voir, du fond de son lit ruisselant de sueur, les silhouettes des gardes venir débarrasser l'arène de sa carcasse tremblotante. Sa mâchoire se crispa, coinçant un sanglot d'effroi au fond de sa gorge.

La fin était proche. Peut-être plus encore qu'il ne l'imaginait, se dit-il en lorgnant son glaive, lové là dans son écrin de ténèbres. Le moment de renoncer, peut-être, était-il venu. Les féroces rugissements des gradins, la hache dansante de son adversaire ... et ce sable, ce maudit sable s'insinuant entre ses lèvres éclatées. Aurait-il jamais la force d'affronter pareille destinée ?

Tandis qu'il fixait le reflet de lune, étincelant sur le fil dénudé de sa lame, un frisson lui parcourut l'échine. Oserait-il ? Il se contracta et, d'un geste lent, empreint d'une sombre épouvante, refoula sa couverture de jute jusqu'à ses genoux. Les autres gladiateurs, tout autour de lui, ne dormaient sûrement que d'un œil ; dans les ténèbres du dortoir, il devrait se mouvoir dans le silence le plus parfait.

Il s'assit sur le rebord de sa couche en fixant, comme hypnotisé, le tranchant de son arme. Que perdait-il à succomber, cette nuit enfin, aux sirènes du néant ? De toutes les voies qui s'offraient à lui, celle-ci était dangereusement séduisante. Il n'attendait, de toute façon, plus rien de la vie. Sa liberté était si loin, sa survie, si improbable. Au fond, il n'avait qu'elle : un douloureux fantasme, une utopie ... une douce chimère.

Il se leva sans un bruit et, dévasté, empoigna son glaive. Pourquoi ne pouvait-il faire taire, en son sein, ces satanés hurlements ? Le souvenir, encore vif, de ses combats le hantait. Comment s'en libérer ? Il serra les paupières, dans l'espoir -parfaitement vain- de chasser ces images, de s'en exorciser. Revivre une énième fois les mêmes sévices, les mêmes brûlures et les mêmes plaies ... était au dessus de ses forces. Il en était désormais certain. Sa main, tremblotante comme celle d'un malade, éleva le glaive jusqu'à sa gorge luisante.

Le moment était venu. Dans un instant, peut-être serait-il enfin en paix.

Plus que la peur, la honte vint lui nouer le ventre. Lorsque la belle apprendrait, au petit matin, qu'il s'était lui-même pourfendu le cœur, elle n'aurait jamais plus de lui que le souvenir d'un lâche.

L'amant du désert ne serait plus que Laaov, le gladiateur pleutre qui n'avait osé défier la mort.

Il serra les dents. Il avait vécu dans la honte, il mourrait dans la honte. Tel était son lot.

Le jeune homme pressa le tranchant de son glaive contre sa gorge. Si les dieux existaient, s'ils se souciaient de lui, peut-être entendraient-ils ses hurlements secrets ? Peut-être voleraient-ils à son secours, peut-être retiendraient-ils son bras ?

Un geste ... un seul geste, et tout serait terminé. Il oublierait ses errances sans fin, oublierait la servitude et l'humiliation, oublierait les jours maudits et les nuits glacées. Un seul geste, et il échapperait aux incessants tourments d'une vie d'esclave.

Une goutte de sueur s'étira sur sa tempe. Ses muscles frémirent, sa mâchoire se crispa ... et sa main vibra comme un vieux moteur à l'agonie. Un seul geste ! se répéta-t-il, le souffle erratique.

Pourquoi n'y parvenait-il pas ? Pourquoi son bras restait-il ainsi figé ?

Quelque chose, en son for intérieur, s'accrochait malgré lui. Sa lame lui menaçant la trachée, Laaov resta un instant immobile, les yeux étrécis pour mieux scruter son âme. Dans les ténèbres de sa détresse, demeurait en effet une ultime lueur : l'espoir de la retrouver, au petit matin, pour un dernier voyage à travers le désert ... et là-bas, dans l'éclat de l'aurore, de lui faire ses adieux.

La gorge serrée, il ne parvint à bouger. Si quelque chose, en lui, désirait la délivrance, autre chose brûlait de vivre, une grande et dernière fois, ces moments avec elle, ces moments hors du temps. Ses doigts serrèrent convulsivement le manche de son glaive. Tant d'images se bousculaient en lui. Le furieux regard de la guerrière, le tendre sourire de son aimée, le fracas d'une foule sans âme, la douce mélodie de l'eau claire. Il inspira profondément ... et, tremblant comme une feuille morte, éloigna quelque peu la lame de sa peau. Vivrait-il jusqu'à demain ?

C'est alors que la porte s'ouvrit en claquant.

–Laaov ! lança la puissante voix du Khaënir.

–Magan ? Qu'est ce que tu fais là ?

Les uns et les autres levèrent la tête, quelque peu embrumés, vers la silhouette du barbare découpée dans le rougeoiement d'une torche. L'on ne distinguait de lui qu'une ombre, haute et massive.

–Je n'arrive pas à dormir, répondit celui-ci en tournant le regard vers le lointain vacarme des festivités.

Plus les heures passaient, plus les tambours semblaient battre fort. Le camp des gladiateurs était peut-être le seul endroit, de par la ville toute entière, où les lumières étaient éteintes ... et où les hommes, quoi que terrifiés, cherchaient à trouver un semblant de sommeil.

–Toi non plus, lui sourit tristement Laaov.

Sa lourde épée posée sur son épaulière de cuir, Magan l'invita à le suivre d'un geste de la tête.

–Prend une arme, et viens avec moi.

–Maintenant ?

L'heure n'était certes pas aux entraînements nocturnes mais, si cette nuit devait être sa dernière, pourquoi la gâcher dans ce sinistre dortoir ? S'il restait seul, sa terreur comme seule compagne, sans doute ne survivrait-il pas jusqu'au matin. Autant passer ses derniers instants aux côtés de son ami, songea-t-il.

–J'arrive, répondit-il doucement en rangeant son glaive dans sa gaine.

Emeryde, tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant