Prologue

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Lorsque j'avais cinq ans, j'ai compris que quelque chose ne tournait pas rond dans ma famille.

Cette après-midi, après être rentrée de l'école Maman avait les mains qui tremblait lorsqu'elle nous a servi le goutter, elle n'arrêtait pas de regarder par la fenêtre, les yeux en proie à un vide qui aurait pu vous donner le tournis. Le moindre bruit la faisait sursauter. Cléo, mon aînée avait fait tomber un couteau par maladresse, il était allé s'écraser avec fracas sur le carrelage de la cuisine et j'aurais pu croire que le cœur de Maman allait éclater. Elle avait fixé ma sœur de longue minute, les yeux écarquillés et il lui avait fallu plus de temps que nécessaire pour se ressaisir. Quelque chose la préoccupait.

Plus tard, dans la soirée, le souper pesant encore dans nos estomacs, un homme est arrivé chez nous. Son manteau dégoulinant de l'orage qui éclatait dehors, l'air lugubre et les yeux vides, on aurait dit voir un spectre. On avait à peine entendu la porte claquer sous le fracas du tonnerre, pourtant, c'était comme si papa l'attendait. Il n'avait pas cillé, à ma différence, lorsque l'homme s'est illustré dans le hall de notre manoir, le visage abîmé d'ecchymoses qui cachaient aisément les rides du poids de sa vie et d'événements que personne n'aimerait vivre. Je me rappelle avoir observé son visage un long moment, cachée en haut des escaliers, son nez tordu semblait boursouflé et sa lèvre suintait. Ses bleus étaient semblables à ceux que j'écopais lorsque je tombais de vélo, mais il y avait ici de quoi vous foutre les jetons.

Ce soir-là, avant son arrivée, Papa avait fini son verre de vin, seul, dans le grand fauteuil en cuir du salon avec pour seule compagnie, les flammes de la cheminée qui projetaient des ombres sur son visage. Il n'arborait pas les mêmes yeux que Maman, les siens n'étaient pas vides, mais hantait par une lueur tout aussi ardente que le feu qui crépitait dans l'âtre. Je ne l'avais jamais vu avec ce regard, pas même lorsqu'il se fâchait contre nous. L'air semblait crépiter alors qu'il s'était isolé, nous interdisant l'accès au salon. D'ordinaire, le salon était plein de vie à cette heure-ci, juste avant l'heure du coucher. Mes sœurs et moi jouions encore un peu tandis que le phonographe crachait un vieux jazz et que nos parents, main dans la main, corps contre corps dansaient sur ce rythme.

En y réfléchissant, le silence lors du repas aurait dû m'alerter. Mes sœurs, plus âgées, qui avaient l'habitude de papoter de longues minutes, abreuvant nos parents d'anecdotes sur leur journée ont été priées de se taire.

Tout était bizarre.

Je me rappelle m'être demandé si nous avions fait quelque chose de mal, avant l'arrivée de cet homme. Peut-être était-ce à cause de nous si Papa serrait autant les dents et que son poing autour de son verre ne desserrait pas. Je m'attendais à tout instant, à ce que la voix de mon paternel éclate dans un grondement. C'est peut-être pour cela, que je m'étais réfugiée en haut du grand escalier, tapis dans l'ombre, le cœur au bord des lèvres et les genoux repliés sur ma poitrine. Mais il n'en était rien. Il m'avait même souri pâlement lorsque j'avais renversé mon verre d'eau dans mon assiette.

Un frisson ne cessait de parcourir mon dos sans que je ne puisse comprendre sa provenance.

Dès l'instant où ce spectre avait pénétré notre chez nous, alors que son visage défiguré hantait déjà mes pensées, Maman avait été envoyé pour nous coucher, le semblant de normalité s'était envolé lorsqu'elle m'avait embrassé, me souhaitant « bonne nuit » sans me lire d'histoire. Elle n'avait prononcé que quelques mots, de rares syllabes, seules rescapées de la prison qu'était devenue sa gorge. Même aussi jeune, j'avais rapidement compris que la ride sur son front était due à la nervosité et que si elle lissait autant ma couette, la main raide, c'est parce qu'elle était terrorisée.

Je l'avais regardé, les yeux plissés, les lèvres entrouvertes où de multiples questions s'y bousculaient, elle semblait avoir pris dix ans d'un coup, mais je n'avais pas trouvé le courage de l'interroger. Alors, elle m'avait embrassé sur le front et il était désormais clair que si je ne pouvais mettre de mots sur ce qu'il se passait, je devais le découvrir de mes yeux. Je voulais comprendre pourquoi mon monde tournait dans le mauvais sens ce soir-là. Intriguée et contrariée que cet inconnu ait bousculé ma bulle de confort.

Eros et PsychéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant