Chapitre 12 - Petit Oiseau

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Le champagne glisse dans ma gorge avec un goût amer, les bulles pétillent sur ma langue. Le goût est léger, doux. Je serre ma coupe, le verre est froid contre mes doigts. Mon esprit flotte, oscillant entre la réalité et cette torpeur molle provoquée par le mélange d'alcool et de tranquillisants. Une illusion de paix qui ne fait que repousser, un peu plus loin, l'inévitable. Chaque bulle éclatant sur ma langue m'éloigne de la réalité.

Je sonde l'assemblée d'un coup d'œil rapide. Les membres dysfonctionnels de ma famille semblent se former à merveille parmi les invités. Mon père a trouvé une cour désormais suspendue à ses lèvres, s'abreuvant des paroles du célèbre sénateur. Ma sœur se tient à ses côtés, en grande conversation avec une dame au masque orné d'ailes de papillon; elle ne cesse d'agiter ses mains. On dirait que la culture italienne lui a déteint dessus. Elle a au moins le mérite d'exister dans cette immense salle de bal. Ce qui n'est pas le cas de ma mère, effacée au profit de mon père; elle a même du mal à sourire parfois. C'est peut-être pour cela qu'elle se laisse à examiner les invités, écoutant d'une oreille distraite les vantardises de son mari. C'est là qu'elle me remarque, perchée encore en haut des escaliers qui mènent à la grande salle de réception, spécialement décorée pour l'occasion. Je me ratatine sur place, enlaçant ma coupe désormais vide de plus belle. Le cristal pourrait se briser sans mal si je ne desserre pas les doigts, et c'est ce qui manque d'arriver lorsque j'observe ma mère, en contrebas, fixer ses yeux de lionne sur moi. Droite, élégante, parfaitement composée, elle me lance un regard appuyé. Son sourire mondain ne trompe personne, et surtout pas moi. C'est un ordre silencieux. J'ai plutôt intérêt à rappliquer. Je détourne d'abord les yeux, espérant qu'elle me laissera quelques instants de répit, mais son regard se fait plus dur. C'est un rappel de ma place, de mes devoirs. Une réminiscence au fait que le meurtre de Leïla ne devrait pas m'atteindre et tout compromettre.

"Les sentiments, c'est ce qui te fait baisser ta garde"

Chaque fibre de mon être hurle de rester loin d'eux, et surtout de cet homme élégamment vêtu qui se prétend être mon fiancé. Il semble absorber toute l'attention de cette réception, chaque coup d'œil est dans sa direction, chaque rire tente d'attirer son attention tout comme chaque sourire en attend un de sa part en retour.

Mon futur mari...

Parmi tous ces regards masqués, un attire mon attention: des yeux noisette, soulignés d'un masque en dentelle noire, similaire aux miens, et des cheveux bouclés, relevés en chignon sophistiqué. C'est la silhouette de mon fiancé qui devrait me terrifier, mais c'est la vision de Leïla, habillée telle une princesse déchue, qui me glace les os. Elle prend part aussi à la réception, du moins, son fantôme s'expose à la lumière crue des imposants lustres en cristal. À contrecœur, c'est pour elle que je traverse la salle, fendant la foule d'invités en robes somptueuses et smokings impeccables, me sentant aussi déplacée qu'une étrangère dans ma propre vie. C'est vers cette silhouette si familière que je m'élance, le cœur aux bords des lèvres. Le mélange d'alcool et de diazépam distord mes perceptions, et c'est pour cela que je ne réalise que lorsqu'elle disparaît derrière un serveur trop pressé qu'elle n'est pas réelle. Mes jambes sont lourdes, prêtes à flancher lorsque je ne retrouve pas mon amie. Je suis dans l'arène, à la merci de ces riches prédateurs et surtout... de ma mère.

Figée sur place, à contempler l'espace désormais vide où se tenait mon amie, c'est un bras qui se glisse autour du mien qui me ramène sur terre. La musique que joue l'orchestre au fond de la salle me vrille les tympans encore plus lorsque les mots de la femme du sénateur s'y mêlent.

- À quoi joues-tu, Psyché ? Ne traîne pas, bon sang.

Mes jambes tremblent, le corset de ma robe semble se resserrer petit à petit autour de ma poitrine à m'en faire mal aux seins. Je plaque une main sur mon ventre, nauséeuse et l'esprit tournant au ralenti. Ma mère me tire et j'en profite, instinctivement, comme un mécanisme de survie pour m'emparer d'une nouvelle coupe de champagne.

Eros et PsychéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant