— Tu vas avoir une petite sœur, ou bien un petit frère. T'as de la chance. Moi j'aimerais bien être grand frère, mais j'ai pas de maman, alors c'est compliqué. C'est comment d'avoir une maman ? Ça doit être chouette. Elle te lit des histoires, le soir ? Ronin, il m'en lit tout le temps. C'est mon papa, Ronin, mais il veut pas que je dise ce mot, je sais pas pourquoi, alors je l'appelle Ronin, c'est bien aussi.
Saskia était incapable de dire depuis combien de temps elle écoutait Ryu déblatérer. Les paroles rythmées du garçon s'enchaînaient sans pause, emportant l'auditrice dans leur courant. Elle était à deux doigts de l'hypnose, fascinée par le flot incessant qui circulait avec fluidité d'une idée à l'autre. C'était étonnamment reposant. Les pensées de Ryu court-circuitaient celles, d'ordinaire impossibles à faire taire, de la fillette.
— T'as l'air plus détendue. Ça te brûle plus ? Je peux rechercher de la neige si tu veux. On a fait ce qui faut pour ton bras, pour que la brûlure s'arrête à l'intérieur. C'est Ronin qui m'a appris. Un jour, je me suis brûlé la jambe à cause d'une casserole. J'ai pas rigolé. Mais ça m'a pas fait aussi mal qu'à toi.
Soudain, le silence.
Ryu avait arrêté de parler. Il fixait sa camarade avec une bienveillance naïve flottant à la surface de ses iris de bronze.
La demoiselle muette renoua alors avec le sentiment de malaise qui lui était si familier en présence d'autres enfants, elle en avait oublié son existence pernicieuse tant la logorrhée de ce curieux garçon l'avait stupéfiée. Elle n'avait pourtant pas encore prononcé le moindre mot depuis qu'il l'avait accompagnée dans la cuisine pour l'aider à immerger son bras dans une bassine d'eau fraîche. Qu'attendait-il d'elle ?
Saskia détourna le regard. La vue familière des rangées de casseroles en cuivre sur le mur l'apaisa. C'est ici qu'elle passait le plus clair de son temps, assise sur ce banc de chêne, à éparpiller sur la table ses crayons de couleurs pendant que son père préparait des plats à l'odeur alléchante. C'était son petit monde à elle, mais cette nuit, il y avait un intrus.
— Tu dis rien parce que tu t'inquiètes ? sonda Ryu sur un ton plus posé. C'est pas grave, t'as pas besoin de parler, tu sais.
Elle leva les yeux sur lui, soudain curieuse et moins intimidée.
— Les mamans savent ce qu'elles font, c'est leur travail, sourit-il. Tout va bien se passer et tu vas être une grande sœur super, c'est sûr.
— Tu... n'as pas de maman ?
— Non, Ronin dit qu'elle est morte quand j'étais bébé, mais il me parle jamais d'elle. Je crois que c'est un secret.
— C'était peut-être une dame importante alors, une princesse...
Ryu éclata de rire. Pas un rire moqueur, un rire sincère et joyeux.
— Tu trouves que j'ai une tête de prince avec ma coupe en hérisson ?
— Des cheveux, ça se coiffe. Et ça pousse aussi. Je sais faire des tresses, je pourrais même t'en faire une comme les nobles à la capitale.
— Le temps qu'ils poussent assez pour ça, je serai sûrement parti loin...
Le garçonnet au tempérament jovial s'assombrit. C'était la première fois que Saskia voyait une telle tristesse chez un enfant de son âge. Ça la touchait. Quelque chose en lui, lui laissait une sensation de familiarité rassurante.
— Tu voyages beaucoup ? questionna-t-elle.
— Oui, on change tout le temps d'endroit. C'est à cause des soldats. J'ai pas de certificat de naissance moi, alors c'est trop risqué.
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Les Héritiers des Chimères
FantasiaDepuis des siècles, le trône de l'empire des chimères voit se succéder les descendants d'une même lignée. Ils tiennent leur légitimité des divinités qui, à chaque génération, désignent parmi eux leur Héritier, porteur d'un pouvoir surnaturel unique...