Les Héritiers des Chimères

5 - Six princesses (1/2)

🐲 1317 – Année du faune 🐲

Chaque année, alors que débutait la saison des moissons, les rues de Bastis se paraient de couleurs automnales. La capitale était friande de festivités expansives, il n'y avait rien de tel pour divertir les travailleurs et enivrer les foules. Cette période de transition, sans Héritier des chimères sur le trône, demandait d'autant plus d'efforts pour maintenir la cohésion sociale et l'adhésion du peuple au beau roman impérial qui lui était servi.

Cette fois, le régent Li-Peng avait une nouvelle carte à jouer, un atout qui remporterait les cœurs de tous les citoyens. La foule s'était massée sur le parvis du palais, agitant banderoles à la gloire des chimères et lampions colorés. Tous les regards se tournaient vers le même balcon, au deuxième étage d'une haute tour marquée par une superposition de toits incurvés dont les coins semblaient attirés vers les cieux. C'est là que la future impératrice Meï-Suke offrirait sa première apparition publique. L'impatience était grande.

Derrière les rideaux rouges du balcon, six jeunes filles de douze ans subissaient les préparatifs pour la cérémonie : les attouchements des tailleurs, les coups de peignes trop vigoureux pour fixer leur coiffure, la brutalité des servantes qui forçaient sur les lacets de leur corset afin d'affiner leur buste autant que possible. Seules les maquilleuses, dont l'art nécessitait une touche de délicatesse, se montraient plus prévenantes.

Les six princesses échangeaient des regards nerveux, elles n'étaient que des insectes pris dans la toile d'une énorme araignée. Toutes partageaient un même sentiment d'excitation mêlé d'angoisse. Cette journée marquait un tournant dans leur vie, elles allaient enfin endosser publiquement le rôle pour lequel on les préparait depuis leur plus tendre enfance. Elles, qui avaient toujours vécu isolées du monde, allaient enfin rencontrer leur peuple. Du moins, l'une d'elles allait le rencontrer.

Li-Peng était resté évasif sur l'organisation de la journée. Il s'était contenté de présenter aux filles le masque de jade blanc nacré qu'elles revêtiraient pour s'exposer au public. Il avait parlé des différents évènements qui émailleraient la journée, depuis la présentation du balcon jusqu'à une cérémonie en plusieurs étapes – laquelle se tiendrait sur les marches du palais à la tombée du jour.

Les Meï portaient bien sûr toutes la même robe de soie blanche brodée de pétales de cerisier – une tenue dont la simplicité noble rehaussait la majesté de l'héritière – et étaient coiffées exactement de la même manière afin que rien ne puisse les différencier les unes des autres. Elles pourraient ainsi se relayer au cours de la journée et des apparitions successives sans que personne ne s'aperçoive du subterfuge. Li-Peng avait toutefois omis de présenter un ordre de passage à ses petites marionnettes. Elles avaient toutes l'estomac noué en attendant de savoir laquelle serait désignée pour faire le premier pas sur le balcon.

Le choix sembla être laissé au fruit du hasard car, le moment venu, le régent poussa dans le dos la première Meï à sa portée et ils firent, côte à côte, une apparition remarquée devant la foule.

Les vivats durèrent de longues minutes. La future impératrice, qui ne dépassait pas le mètre quarante, apparaissait comme une frêle statue d'albâtre aux côtés de son tuteur. Le masque qu'elle portait affichait une expression neutre, une minuscule bouche rouge se détachait du portrait blanc, deux longues lignes stylisées figuraient un regard étiré au maximum et des ronds rose pâle marquaient l'emplacement des pommettes.

Cette première sortie en public sembla ravir le peuple. La vision savamment étudiée de leur future impératrice rappelait à tous la puissance de la famille impériale et son lien sacré avec les chimères du panthéon. L'objectif de cette mise en scène était clair : contenter les citoyens de l'empire et montrer aux contestataires que le pouvoir en place était toujours aussi solide et légitime que du temps de Rezza.