Les Héritiers des Chimères

10 - La chimère incarnée (1/2)

Mieux que toute autre, la cité impériale savait se parer des plus beaux atours lorsque l'heure des célébrations sonnait. Dans les rues, le drapeau rouge de la manticore se partageait l'espace public avec les armoiries orange du golem, rendant à la fois hommage au regretté empereur Rezza et à l'année de naissance de sa fille. L'année du golem jouissait d'une excellente réputation populaire, on prêtait à ses enfants un caractère doux et serviable.

Pourtant, bien que très esthétique, cette alliance de couleurs surprenait grandement les habitants. Les festivités célébrées en grandes pompes n'annonçaient rien de moins que le couronnement tant attendu de la nouvelle impératrice. Lors d'un tel évènement, il était de coutume d'afficher les couleurs de la nouvelle chimère impériale. Or, nul n'avait encore percé le secret de la mystérieuse divinité liée à la princesse Meï-Suke.

Les rumeurs allaient bon train dans les bistrots. La princesse était-elle réellement l'héritière de Rezza ? Après tout, sa mère n'était qu'une courtisane issue d'une famille sans prestige. Peut-être qu'elle avait menti à l'empereur à propos de sa paternité. Et ça lui avait rapporté gros puisqu'elle avait, paraît-il, renoncé à tout droit sur sa fille en échange d'une petite île cédée par l'empire pour qu'elle y coule une retraite heureuse sans faire d'histoire.

Si Meï-Suke n'était pas l'Héritière légitime des chimères, le scandale serait sans précédent. Mais cela soulevait une question plus grande encore : si la lignée de Rezza s'arrêtait avec lui, qui donc hériterait du pouvoir sacré ? Est-ce que cela signifierait la fin du règne des chimères sur Terre ? Qu'adviendrait-il de l'empire si les divinités l'abandonnaient ? La perspective était si sombre que nul n'osait l'envisager.

D'une manière ou d'une autre, les questions trouveraient réponse en ce jour historique. On n'avait jamais vu un couronnement sans honorer la chimère liée au souverain en exercice. Si le régent ne daignait pas s'expliquer enfin, il risquait un véritable soulèvement populaire motivé par la peur et l'indignation. La paix dans l'empire tout entier dépendait des révélations qui seraient faites à l'heure où le soleil atteindrait son zénith.

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La nervosité gagnait les rangs de l'armée. On avait triplé les effectifs en mobilisant des troupes venues d'autres cités. La pression était grande sur les épaules des généraux en charge de la sécurité, pas le plus petit incident ne saurait être toléré en un jour aussi important. On vivait rarement plus d'un couronnement impérial au cours de son existence.

Habillée de son plus reluisant uniforme d'apparat, la toute jeune capitaine Calliope Huzang ne ressentait pas le stress de ses collègues. Pour elle, ce jour de fête marquait le début d'une nouvelle vie libérée de la régence trop stricte de son père. L'identité de la véritable Meï-Suke serait révélée – du moins en interne – et plus personne ne l'empêcherait de passer du temps avec sa chère Meï-Nuage. Il était écrit que cette journée pleine de promesses serait inoubliable, et elle commençait de la meilleure des manières : avec une chope de bière bien fraîche, accoudée au comptoir de son bar de rue préféré. Rien ne valait la sensation du liquide ambrée qui coulait dans sa gorge.

— Huzang ! Décolle-moi ton cul de ce boui-boui et reprend ton poste tout de suite !

La harangue du capitaine Isidore était ferme et décomplexée. Il avait bien changé, le jeune officier intimidé par les avances à peine voilées d'une adolescente. Désormais, ils étaient égaux en grade ; l'avancement se faisait bien plus vite quand on était la fille du régent. Isidore n'en tenait pas rigueur à sa camarade, il savait qu'elle avait l'étoffe d'une guerrière qui ne déméritait pas au combat. Le temps et l'accoutumance avaient fait leur œuvre et les deux militaires s'entendaient à présent comme larron en foire, bien trop à l'aise l'un avec l'autre, en toute amitié – n'en déplaise à leurs supérieurs.