6 - Douleur et déception (2/2)

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Alek faisait les cent pas dans la cuisine de l'auberge, des pas rapides et nerveux, dictés par la colère. Sa femme en aurait fait autant si une légère claudication ne la handicapait – stigmate encore douloureux de l'agression commise par les soldats, quatre ans plus tôt. A la place, elle déchargeait sa grogne sur un tricot qu'elle démaillait avec des gestes mécaniques, assise dans le fauteuil près du poêle.

Lorsque Ronin entra dans la pièce envahie d'effluves engageantes, deux paires d'yeux assassins se braquèrent sur lui. Un silence lourd régnait, perturbé uniquement par le bouillonnement d'un potage de courge dans la grosse marmite.

Dissimulés derrière le professeur, Ryu et Saskia se déployèrent de part et d'autre de son dos, comme une paire de petites ailes penaudes. En voyant le courrier froissé dans les mains de son père, la jeune fille comprit qu'il savait tout et elle baissa la tête pour étudier le bout de ses sandales.

— Tu as osé faire ça dans notre dos, Ronin, alors qu'on t'a accueilli chez nous comme un frère ! s'emporta Alek en agitant la lettre devant lui.

Saskia se pelotonna contre le flanc du professeur. Ryu, lui, ne comprenait rien à la situation et observait la scène avec une distance égarée.

— J'ai fait le vœu de toujours agir pour le bien des enfants à ma charge, se défendit Ronin avec un grand calme. Je ne pouvais pas laisser la petite dans la détresse, elle a demandé mon aide.

— Notre fille n'est pas à ta charge, tu n'es même pas professeur titulaire ! Tu n'avais aucun droit de faire ça !

— Traître, surenchérit Kathy en quittant le fauteuil pour s'approcher d'un pas instable et menaçant. On te faisait confiance et tu nous as poignardés dans le dos.

Saskia décida de s'interposer et se plaça devant le professeur. Elle parla d'une voix déterminée malgré ses joues rosies et son cœur battant la chamade.

— Ne le grondez pas. C'est ma faute. C'est moi qui l'ai supplié de m'emmener passer les épreuves de sélection à Lagomont.

Radoucie, Kathy s'accroupit devant sa fille et prit ses mains dans les siennes avec une bienveillance peinée.

— Ma chérie, je sais que tu ne te sens pas à ta place au village, mais ta place n'est pas non plus parmi ces étrangers de la capitale, à des milliers de kilomètres de la maison.

— C'est trop dangereux de quitter la région depuis que ces brutes ont brûlé ton acte de naissance, ajouta Alek, catégorique.

— Tout va bien ! les rassura Saskia. J'ai montré la manticore sur mon bras aux surveillants de l'épreuve et ils ont dit que ça suffisait à valider mon inscription.

Dans leur égarement, les parents dépités échangèrent un regard vide. Ils n'avaient jamais eu l'occasion de vérifier les paroles du soldat qui avait marqué leur fille avec le pommeau incandescent de son épée. Au moins savaient-ils maintenant que ce stigmate était effectivement reconnu par les autorités comme preuve d'une naissance autorisée – bien que cette liberté gagnée ne soit pas à leur goût, dans les circonstances actuelles.

— Chérie, reprit Kathy dans une ultime tentative de dissuasion. L'Académie des sciences n'est pas un endroit pour les jeunes filles, et Bastis se trouve si loin de la maison !

— La lettre confirme que j'ai réussi les tests, n'est-ce pas ? C'est pour ça que vous êtes si bouleversés.

Le couple acquiesça d'un hochement de tête maussade.

Les Héritiers des ChimèresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant