2 - Premier cri (1/2)

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A travers les siècles qui ont accompagné son essor, l'empire des chimères a souvent changé ses frontières, mais jamais sa capitale. Bastis a toujours abrité le palais impérial à l'ombre de ses murs. Les remparts limitant son expansion, les architectes finirent par bâtir des murailles supplémentaires autour de la ville millénaire, tels des pétales entourant le cœur d'une fleur. Cette coquetterie lui valut le surnom de « cité du lotus ».

En ce soir d'automne, peu après la tombée de la nuit, Bastis n'était pas aussi calme qu'elle aurait dû l'être. Les huit beffrois répartis dans la ville donnaient de la voix en faisant retentir à l'unisson leurs cloches à la tonalité la plus grave. La dernière fois que ce chant funèbre s'était abattu sur le toit des habitations remontait à cinquante-sept ans plus tôt, à la mort de l'empereur précédent : le redoutable Soo-Jahling.

Les Bastinais disciplinés se regroupaient dans les rues rapidement surpeuplées. Certains avaient été tirés de leur lit. Ils baillaient aux corneilles, mais n'avaient pas le choix : le cachot attendait ceux qui ne se présentaient pas hors de leur domicile à l'annonce du décès de l'empereur. L'armée était mise à contribution, se dispersant dans les ruelles, fouillant les maisons une à une, veillant à ce que personne ne franchisse les limites de la ville avant qu'une fouille complète n'ait été effectuée.

Les portes de l'enceinte centrale, ainsi que celles des faubourgs qui la ceinturaient, furent closes. Les lourds panneaux de bois et d'acier grincèrent de façon sinistre, ils n'avaient pas servi depuis cinquante-sept ans eux non plus. Une seule exception serait faite – huit en réalité – pour les huit cavaliers qu'on enverrait dans toutes les directions de l'empire afin d'annoncer la nouvelle tragique et de transmettre les ordres accompagnant celle-ci. La cité du lotus ne serait pas la seule à subir une fouille exhaustive, c'est tout l'empire qui devrait être mis sens dessus-dessous dans les plus brefs délais.

Ce que les soldats recherchaient ?

Des enfants.

Tous les bébés nés le jour noir du trépas de l'empereur seraient à jamais marqués du sceau de l'infamie, affublés du sobriquet de « maudits ». Les chimères ne sauraient tolérer l'affront de ces naissances alors que les cieux souffraient le deuil de leur Héritier. L'idée selon laquelle ces enfants n'apporteront que malheur et infortune à leurs proches était si bien ancrée dans les esprits que peu de parents osaient la remettre en question, aussi affligés étaient-ils par ce regrettable coup du sort. Il était certes difficile d'abandonner son nouveau-né aux mains des soldats, mais une compensation financière venait adoucir la peine. Par ailleurs, les petits étant considérés comme des pupilles de l'empire, l'on se rassurait à l'idée qu'ils seraient élevés dans des conditions adaptées à leur nature profonde. Le peuple et les parents désœuvrés ne pouvaient que se soumettre à la loi impériale. Après tout, seuls les dirigeants de l'empire étaient à même d'interpréter la volonté des chimères.

Le caporal Jiyo Hitekki était bien au courant de l'importance de cette rafle, il savait que quiconque se risquait à soustraire un maudit aux bons soins de l'empire encourait la mort. Ce qu'il n'était pas sûr de savoir, en revanche, c'est pourquoi il avait accepté d'aider la jeune lavandière.

Megara était blonde comme les blés, elle tenait à l'évidence ses origines exotiques de l'extrême nord de l'empire. Elle avait les yeux verts et le visage aussi rond qu'une pomme d'amour.

Le soldat l'appréciait pour son caractère doux, mais pas au point de l'épouser. Néanmoins, il était bien conscient d'être probablement le père de l'enfant qu'elle portait. Pour le pousser à s'engager plus sérieusement dans leur relation, elle lui avait un jour affirmé qu'elle fréquentait d'autres hommes, mais elle avait sans doute dit ça pour lui faire peur ou pour l'énerver.

Les Héritiers des ChimèresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant