1 - La nouvelle

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Personne d'autre ne m'attend devant la gare qu'un chauffeur de taxi impatient, dont la barbe hirsute n'a pas dû être lavée depuis plusieurs semaines. En m'apercevant, perdue à la sortie de la station, il me fait un signe de la main qui se veut sans doute accueillant, mais qui a pour premier effet de m'effrayer. Conscient, peut-être, qu'un quarantenaire sans hygiène n'est pas particulièrement rassurante aux yeux d'une adolescente déboussolée, il ajoute un sourire en guise d'excuse. Je traine ma valise jusqu'à son coffre et m'installe à l'arrière du taxi. 

— Tu sais où tu vas, petite ? 

Je n'ai jamais compris le besoin des adultes d'affirmer leur supériorité, en ponctuant leurs phrases de "petites" ou d'autres termes qui rappellent l'écart d'âge entre eux et moi. Quelle fierté ils peuvent bien tirer d'avoir déjà consommé la majorité du temps qui leur est imparti, et de savoir que la mort viendra les chercher bien avant que je ne commence à me soucier de mes premières rides ? Ou alors peut-être qu'ils sont justement conscients que la vie leur a déjà filée entre leurs doigts, qu'il ne leur reste plus qu'une monotonie courte et sans saveur jusqu'à ce que leurs articulations commencent à les faire souffrir, et qu'ils se vengent donc sur ma jeunesse à renfort d'interjections au mépris teinté de bienveillance. 

Je lui indique le nom du lycée et l'homme appuie sur la pédale. J'ai parlé sur un ton qui suffit à lui faire comprendre que je ne souhaite pas discuter avec lui. Le paysage qui défile à la fenêtre m'intéresse mille fois plus que les remarques pré-mâchés d'un quarantenaire qui va inéluctablement me demander comment je m'appelle, ce que font mes parents dans la vie et depuis combien de temps j'étudie dans ce lycée. Je n'aime pas parler aux gens. J'ai le sentiment de n'avoir jamais quelque chose de réellement pertinent à dire, que la moindre pensée qui parait profonde dans ma tête s'effondre dès lors que j'essaie de la partager avec des mots. Je préfère me taire pour ne pas prendre le risque de me ridiculiser en laissant échapper une phrase honteuse et mal formulée. 

Le chauffeur a la perspicacité de ne pas m'adresser la parole. Je contemple les arbres qui défilent, rapidement remplacés par de petites maisons de pierre et, à mesure que l'on se rapproche du centre ville, des commerces dont certains appartiennent à de grandes marques internationales tandis que d'autres, tenus par des habitants d'ici, valorisent leur ancrage local par des devantures typiques. 

Le taxi me dépose devant le lycée. Il n'y a personne sur le parvis de l'établissement, mais à côté de la porte grande ouverte se trouve un petit panneau indiquant aux internes le chemin à suivre pour rejoindre l'accueil. Je remercie le chauffeur et lui donne une partie de l'argent que mes parents m'ont partagé à mon départ. Je rentre dans l'école en tirant ma valise. Le bruit des roues sur la pierre résonne et me donne l'impression d'attirer toute l'attention sur moi, quand bien même il n'y a personne à l'horizon, sinon la jeune femme qui attend derrière le comptoir de l'entrée et qui m'adresse un large sourire en me voyant arriver. 

— Bonjour ! Tu es scolarisée ici ? 

— Oui. 

— Je peux prendre ton nom ?

— Zoé Fontenas. 

La femme cherche sur son ordinateur tandis que je découvre le hall d'entrée. Sur les murs, plusieurs portraits d'anciens élèves qui ont réussi leur vie dans l'industrie, la politique ou le sport sont affichés très en évidence, les yeux baissés vers la foule de nouveaux lycéens qui ne leur arriveront pas à la cheville, et parmi lesquels je compte désormais. Un jour, si je ne fais pas n'importe quoi, il pourrait y avoir ma tête ici. Pour le moment, cela dit, il n'y a presque que des hommes. Et parmi les rares femmes, une est danseuse et une autre est mannequin. On aura déjà vu mieux comme modèle d'émancipation. 

Dans la même équipe [girlxgirl]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant