9. Le Ventilateur d'argent

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Je jette mon sac sur le canapé et m'y affale à mon tour, la face enfoncée dans le tissu duveteux de mes coussins couleur crème. - Cette action, je la mime plus que je ne la fais par réflexe. Juste pour tenter de me sentir un peu normale, comme tous ces gens pour qui les émotions ne sont plus un mystère et qui savent naviguer sur les eaux tumultueuses de leur esprit avec aisance. J'avoue tenir cette influence des films et, cette action précise, je l'ai associée à l'exaspération. Exaspération qui, dans le cas présent, devrait être une émotion à ressentir après une telle après-midi mais qui, en réalité, m'échappe complètement.

En quoi un binôme dont chaque membre veut faire tout le travail lui-même et ne veut rien laisser faire à l'autre est complémentaire ? Jamais aucun résultat ne pourra naitre d'un travail commun à Remy et à moi. L'ironie de la situation me frappe en pleine face : notre soi-disant complémentarité est une plaisanterie cruelle de la part de Mrs. Johnson.

Merci à toi, vieille hippie excentrique, pour ta vision étriquée de la complémentarité.

Après que Remy m'ait répété les consignes du projet de groupe, avec son éternel ton monocorde et son regard impénétrable. Nous n'avions trouvé aucune entente pour répondre à la demande de création d'une publicité pour des ventilateurs en argent : « une publicité qui dit tout sans rien dévoiler » - merci encore, vieille hippie, pour cette idée farfelue. Le but est de nous confronter à la créativité et à la difficulté de gestion des reflets à la fois à la prise de vue, et en post-production. Le moindre faux pas et notre ventilateur ressemblerait à un vulgaire jouet en plastique. Notre rôle est de trouver les matériaux par nous-mêmes, de bricoler pour avoir un ventilateur dont l'aspect doit se rapprocher au maximum de celui du métal qu'est l'argent, de photographier notre création et de monter des affiches publicitaires - trois prototypes - qu'on rendra dans deux mois pour une première note, puis qu'on affinera selon les retours de notre professeure. L'objectif final est de présenter une affiche aboutie, digne des plus grandes campagnes publicitaires, pour l'examen de fin d'année devant un jury de photographes et de designers.

Mais avec Remy qui veut tout faire, c'est mission quasi impossible, à condition qu'il me laisse prendre les rennes. Surtout que nous sommes d'accord sur à peu près rien. Il veut chercher une peinture avec une couvrance qui se rapproche du métallisé ou tenter du papier alu, des solutions qui me paraissent tellement... basiques. Je veux faire l'aspect métallique en post-production, jouer avec les logiciels de retouche pour obtenir un effet réaliste et sophistiqué, ou alors démonter le ventilateur pour remplacer les pièces apparentes par des pièces en métal argenté, une approche plus technique, certes, mais qui offrirait un résultat bien plus impressionnant. Il veut une affiche de style vintage, je veux une affiche minimaliste, chic et moderne. RIEN, absolument RIEN de ce qu'il veut ne me va.

Et puis avec sa gueule d'ange qui me regarde sans aucune émotion... Je ne sais pas ce que ça me fait exactement, mais ahrggg.

Remy. Juste penser à son nom semble m'agacer. Pas parce qu'il est méchant ou désagréable, bien au contraire. C'est précisément son calme, sa froideur, son manque apparent d'émotion, cette façade lisse et imperturbable qui me met hors de moi. J'ai déjà du mal à comprendre les émotions des autres, mais pour lui, c'est autre chose. Il est comme une énigme insoluble, un puzzle sans fin. Je le comprends aussi peu que je me comprends. Comment peut-on avoir l'air aussi dénué de passion, mais avoir la certitude que ce qu'on fait, en photographie par exemple, est fait pour nous ? Comment peut-on travailler sur un projet artistique où chaque détail compte, sans jamais montrer la moindre trace d'enthousiasme ou de doute ? C'est autant de questions qui me retombent dessus et s'appliquent aussi bien à lui qu'à moi. Et demain, il va encore falloir que je me fade ce mec gentil mais bizarre qui veut absolument que j'adhère à ses idées. Car oui, demain c'est Samedi et il faut impérativement qu'on avance la réflexion de notre projet pour commencer à construire ce fichu ventilateur d'ici deux semaines.

Sans états d'âmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant