Chapitre 8

58 21 4
                                    

Rokia a l'impression d'avoir perdu le nord ; tout ce qui se passe lui semble déconcertant, comme un rêve étrange dont elle ne parvient pas à se réveiller.

— Voilà, je te présente Ryujin ! annonce Cincotti avec un sourire encourageant.

— Enchanté, jeune demoiselle ! répond Ryujin d'un ton chaleureux, un éclat de surprise dans les yeux en remarquant l'opale de Rokia. C'est incroyable de voir que nous avons la même opale, mais de deux couleurs différentes.

— Enchantée, moi c'est Rokia, rétorque-t-elle, un sourire timide aux lèvres. La seule chose qui est de la même couleur, ce sont nos animaux aquatiques, qui sont tous les deux dorés, ajoute-t-elle en jetant un coup d'œil à sa méduse.

Les adolescents commencent à faire connaissance, mais c'est Cincotti, le responsable, qui est le plus heureux de cette rencontre improbable. Il observe les deux jeunes avec un éclat de satisfaction dans les yeux, conscient qu'ils forment un duo prometteur. Il sait que ce duo possède une arme fatale qui pourrait, peut-être, les aider à remonter à la surface. Pour l'instant, il les dirige d'un geste vers l'endroit où ils devront travailler pour récupérer des opales à la fin de chaque journée, veillant à leur indiquer la voie d'un geste protecteur.

Finalement, Rokia enfile sa tenue, une combinaison grise et noire traversée de bandes transparentes qui la laissent perplexe. Pas très esthétique, pense-t-elle, en haussant les épaules. 

Elle suit Ryujin jusqu'à leur lieu de travail, et reste figée, stupéfaite par ce qu'elle découvre : devant elle se dressent d'immenses machines en acier produisant un bruit assourdissant. Les jeunes, épuisés et concentrés, sont à la chaîne, compresseurs d'ordures de la ville pour en extraire des opales. La scène la frappe : Tout ça pour survivre.

Les deux adolescents devront travailler ici pendant quatre heures, sous la surveillance de Cincotti qui les observe, soucieux et attentif.

Cincotti, d'ailleurs, est plongé dans ses pensées. Depuis toujours, il a été fasciné par l'étang de la ville, persuadé qu'une forme de vie mystérieuse y subsistait. Sa passion, presque une obsession, l'a mené à de nombreuses disputes avec sa femme. Il adorait sa fille, mais cette quête de l'inconnu l'a souvent éloigné de sa famille. Pourtant, se souvient-il, il me fallait découvrir la vérité

Il se revoit, des années plus tôt, vêtu de sa tenue de plongeur, inadaptée aux profondeurs où il s'était risqué malgré les avertissements de ses proches. Malgré le danger, il se souvient avoir été émerveillé par la beauté des villes sous-marines et la verdure des abysses, une vision gravée dans sa mémoire.

La nuit commence à tomber dans les abysses, et les ombres s'allongent. Cincotti rappelle finalement les troupes pour les ramener à l'internat, sa voix douce mais ferme résonnant dans les profondeurs. Il sait que ces gemmes, leur unique ressource, seront tôt ou tard recherchées par des autorités puissantes, surtout lui qui a été si proche de la dictatrice.

Ryujin, de son côté, commence à se confier à Rokia, l'air nostalgique.

— Tu sais, mon père est français et ma mère est japonaise. Ils se sont rencontrés au Japon, pendant que mon père y faisait ses études. Puis ils se sont installés ici, raconte-t-il, un sourire triste aux lèvres.

Rokia écoute en silence, observant la lueur douce qui illumine le visage de Ryujin lorsqu'il parle de sa famille. Le père de Ryujin, Patrick Lefèvre, est proviseur d'un lycée. Blond aux yeux bleus, avec une carrure imposante et un tempérament affirmé, il ne ressemble presque pas à son fils. La génétique asiatique de sa mère semble avoir pris le dessus. Depuis la disparition de Ryujin, Patrick, en colère contre l'inefficacité des forces de l'ordre, se sent désemparé, rongé par l'inquiétude. 

Sa femme, Asami Tanaka-Lefèvre, ressemble davantage à leur fils, mais en plus petite taille. Discrète et réservée, elle a placardé des affiches de disparition dans toute la ville, pleurant son fils sans relâche.

Ryujin se remémore les détails avec précision. Il se souvient de la pieuvre dorée qu'il avait ramenée fièrement de la foire, tout content, et de l'opale pourpre dans son bocal, un trésor qui l'avait immédiatement captivé. Lorsqu'il nourrissait la pieuvre, il avait touché la gemme par inadvertance et ressenti une étrange lourdeur dans son bras, comme si une force gluante l'entravait. Quelques jours plus tard, il s'était réveillé avec une immense tache violette sur le visage. Sa mère, inquiète, l'avait immédiatement conduit chez le médecin de la ville... qui n'était autre que la mère de Rokia.

Il se tourne vers Rokia, une lueur d'amusement dans les yeux, puis d'étonnement.

— QUOI ? TA MAMAN EST LE MÉDECIN DE LA VILLE ?

— Oui, répond Rokia, amusée de voir sa surprise. C'est elle qui t'a consulté. Quand elle a vu la marque sur ton visage, elle a immédiatement pensé à toi.

Ryujin est abasourdi par cette coïncidence, ouvrant de grands yeux. Cependant, l'euphorie laisse vite place à une profonde tristesse. Il baisse la tête, le regard sombre.

— Mes parents doivent vraiment être inquiets, une tristesse palpable dans la voix. Ils ne savent même pas où je suis ! murmure-t-il

Ryujin se souvient qu'il avait quitté la maison très tard, sans prévenir ses parents, juste pour voir sa pieuvre à l'étang. Il s'était éloigné sans imaginer ce qui l'attendait.

Rokia, elle, se souvient soudain de quelque chose.

— Tu sais, j'ai vu ton affiche de disparition accrochée à un arbre.

Cette simple phrase semble briser une digue émotionnelle chez Ryujin. Il détourne le regard, une lueur d'émotion dans les yeux. Ses parents le cherchent désespérément, il en est maintenant certain, et il se promet de retrouver le chemin de la surface.

Bien que Rokia ait prévenu son père avant son départ, elle sait que sa famille doit être tourmentée, elle aussi.

En effet, chez les Touré, tout le monde a été mis au courant de la situation par le père de Rokia. 

Mariam, la mère, s'est effondrée en larmes, secouée de sanglots dans les bras de son mari, avant de lui lancer un regard de reproche :

— N y'a fɔ aw ye ko o tɛ hakilina ɲuman ye ! A filɛ an denmuso tɛ yan tugun ! 

— Je t'avais dit que ce n'était pas une bonne idée ! Regarde, notre fille n'est plus là !

Elle fait allusion à la méduse, qu'elle avait toujours considérée comme un présage de malheur, et lui reproche de ne pas s'en être débarrassée. Son mari, les mains sur la tête, se sent impuissant et la supplie d'un murmure.

— Ne tun t'a dɔn !

— Je ne savais pas !

Les frères jumeaux, quant à eux, bien qu'inquiets, parviennent à garder leur calme. Elle est vivante, j'en suis certain, pense l'un, convaincu. Une flamme d'espoir brûle en eux, persuadés qu'elle a découvert un royaume secret sous l'étang.

Dans la ville, les policiers, quant à eux, relient peu à peu les disparitions mystérieuses à l'étang, mais il leur a fallu du temps pour agir.

Opales des AbyssesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant