Opales des Abysses

Chapitre 16

Des tentacules jaillirent soudain comme par magie autour d'elle, ondulant dans un silence presque surnaturel. Rokia, croyant d'abord qu'il s'agissait de sa méduse familière, se retourna avec une certaine tranquillité. Mais ce n'étaient pas celles de sa compagne marine. Ces appendices, luisants et étrangement vivants, disparurent aussi vite qu'ils étaient apparus. Pourtant, leur teinte orange vif s'était gravée dans son esprit. Une pointe d'inquiétude monta en elle, mêlée à cette sensation troublante qu'elle vivait un rêve. Elle tenta de reprendre ses esprits.

Tout à coup, d'autres tentacules, visqueux et glissants, vinrent couvrir ses yeux. Surprise et déconcertée, Rokia chercha à les repousser, luttant avec vigueur pour se libérer. Sentant sa panique, Ryujin, son compagnon, s'interposa également, cherchant à lui prêter main-forte. Après un instant qui sembla une éternité, les tentacules se retirèrent. Essoufflée, Rokia rouvrit les yeux et découvrit un spectacle ahurissant.

Des calamars géants flottaient tout autour d'eux. Ils semblaient danser dans un ballet aquatique soigneusement orchestré. Leurs têtes, pointues et symétriques, portaient des yeux noirs placés aux extrémités, leur conférant un regard énigmatique. Leur peau, d'un orange éclatant, semblait capter et réfléchir la lumière environnante. Leurs longues tentacules se mouvaient avec grâce, traçant des arabesques dans l'eau. L'ensemble était si irréel que Rokia resta figée, incapable de détourner les yeux.

— Tu as dû appuyer sur le bouton qui fait venir les calamars dansants expliqua Anjali en haussant un sourcil. C'est une spécialité locale, paraît-il.

Rokia est étonnée qu'un simple bouton déclenche un tel spectacle. Une douce mélodie, jouée au violon, accompagnait la danse des calamars. La musique, harmonieuse et apaisante, semblait suspendre le temps. Les clients du restaurant, eux aussi, étaient captivés, leurs visages illuminés par cette scène improbable.

Pourtant, quelque chose clochait. Son visage gardait encore les traces des tentacules qui l'avaient effleurée. Ces marques, légèrement enflées, semblaient pulser à chaque battement de son cœur. Rokia tenta de ne pas y prêter attention, se concentrant sur le spectacle. Mais la fatigue commençait à s'insinuer en elle, comme un poison doux et insistant.

—  Tu luttes contre le sommeil, hein ? remarqua Ryujin en souriant.

Elle voulut répondre, mais la lassitude l'écrasa. Les grincements des chaises indiquèrent que les clients commençaient à quitter le restaurant. Rokia et Ryujin suivirent le mouvement, laissant derrière eux les calamars géants et leur danse envoûtante. Tandis qu'ils s'éloignaient, une douce nostalgie s'empara d'elle. Cet endroit, malgré son étrangeté, avait un charme réconfortant.

— J'ai un endroit pour se reposer, dit Ryujin en désignant un sentier sombre qui serpentait à travers la forêt aquatique. On reprendra la route demain.

Ils marchèrent une dizaine de minutes sous la direction de Cincotti, un guide local au visage jovial. En chemin, il leur proposa une sorte de visite improvisée.

— Regardez par ici, mais attention où vous mettez les pieds, avertit-il.

Ils croisèrent une silhouette intrigante : une personne aux cheveux bouclés d'un bleu éclatant et au nez rouge vif. Ses lunettes noires dissimulaient des yeux que Rokia devinaient inexpressifs. Cette personne malvoyante avançait à l'aide d'une canne, dont la poignée semblait presque fusionner avec sa main. Cincotti leur expliqua que cette canne était conçue pour se fixer automatiquement à un support en cas de danger, évitant ainsi toute chute. Une telle ingéniosité fascinait Rokia.

—  Regarde, Rokia ! Il y a un truc sur mon épaule ! s'écria Ryujin, soudain paniqué.

Rokia observa la créature qui s'accrochait à elle. Elle était minuscule, flasques, et d'un rouge vif parsemé de points verts fluorescents. Malgré l'apparence insolite de ce nudibranche, Anjali, l'habitante du royaume abyssale, les rassura.

— Ne panique pas. Ces créatures sont inoffensives. Elles aiment simplement s'accrocher aux personnes en mouvement. 

La lumière du jour s'estompait, remplacée par une douce clarté nocturne. L'eau autour d'eux, d'un bleu limpide, devenait peu à peu sombre, tandis que les nudibranches phosphorescents brillaient comme des étoiles. La forêt aquatique prenait un aspect presque féérique. Les buissons des abysses, ornés de pierres opalescentes, semblaient vibrer sous l'éclat des étoiles de mer suspendues dans le vide.

Soudain, de grands nénuphars émergèrent de l'eau. Ces immenses feuilles, d'un vert brillant, se déployaient comme des tapis accueillants. Certaines personnes s'allongèrent dessus pour se reposer, tandis que d'autres s'assirent en petits groupes pour discuter. Les nénuphars, en contact avec le corps humain, émettaient un léger rebond et un bruit amusant, provoquant des rires autour d'eux.

—  On dirait que cet endroit est conçu pour le repos, murmura Rokia, émerveillée.

Les feuillages de la forêt devinrent subitement bleus, et des paillettes dorées tombèrent lentement du ciel, atterrissant sur leurs visages. Par inadvertance, quelques-unes atteignirent leurs lèvres. Elles avaient un goût sucré et délicat, presque magique. Rokia se laissa conquérir par cette douceur inattendue.

— C'est ici que nous allons passer la nuit, annonça Cincotti en montrant les nénuphars.  Ces feuilles sont conçues pour s'adapter à votre corps et vous maintenir au chaud.

Rokia s'installa avec hésitation, mais elle dut admettre que le nénuphar était étonnamment confortable. La feuille se courba légèrement pour l'accueillir, formant un cocon douillet. Elle s'étendit, ses muscles enfin détendus, et leva les yeux vers le ciel. Les étoiles scintillaient comme des joyaux, reflétant leur éclat dans l'eau calme qui les entourait.

Le sommeil vint rapidement, porté par la douceur de cet environnement enchanteur. Dans cet endroit à la fois sauvage et apaisant, elle sentit tout son être se relâcher. Demain les attendait une grande journée, mais pour l'instant, la nuit les enveloppait de sa bienveillante obscurité.