Adila avait appris, bien trop jeune, que la vie ne faisait pas de cadeaux. À dix-sept ans, elle portait un fardeau que d'autres auraient jugé insupportable. Son père avait disparu sans un regard en arrière, fuyant ses responsabilités dès qu'il avait trouvé une échappatoire. Depuis ce jour, Adi, comme l'appelaient ses proches, s'était retrouvée à veiller sur sa mère, devenue l'ombre d'elle-même, dépressive et absente, et sur ses trois petits frères : Marwan, 14 ans, Adzin, 11 ans, et Keziah, alias Keke, 8 ans. Elle n'avait pas le luxe de vivre une adolescence normale, enchaînant les petits boulots pour soutenir sa famille, tout en poursuivant ses études au lycée.
Leur appartement, modeste et un peu délabré, était un symbole silencieux de leur lutte quotidienne. Le matin, Adila était toujours la première à se lever. Aujourd'hui ne faisait pas exception. À peine 6 heures et déjà elle préparait le petit-déjeuner pour ses frères. Le bruit des œufs qui frémissaient dans la poêle se mêlait aux premiers grognements de Keke, qui débarqua dans la cuisine, bougon.
« Adi, c'est encore Marwan ! Il a pris toute la couette ! »
« C'est toi qui bouges comme un ver de terre pendant la nuit ! » répliqua Marwan, traînant les pieds jusqu'à la table.Adila esquissa un sourire épuisé. Les querelles entre ses frères étaient un rituel quasi quotidien, mais elle n'avait pas l'énergie pour les arbitrer ce matin. Elle jeta un regard furtif vers la chambre de sa mère, de peur de la voir émerger avec ce regard vide qu'elle connaissait trop bien. La femme qu'elle avait été semblait s'être éteinte le jour où leur père les avait quittés.
« Allez, mangez et arrêtez de vous chamailler. On va être en retard. »
Les garçons s'exécutèrent, marmonnant entre deux bouchées de pain. Adila leur lança un dernier regard avant de se préparer elle-même pour la journée. La vieille voiture que leur père leur avait laissée en guise d'adieu l'attendait dehors. C'était leur seul moyen de transport, et bien que chaque trajet soit un pari contre le temps et la mécanique, elle était reconnaissante d'avoir au moins cela.
Après avoir déposé ses frères à l'école, Adila rejoignit le lycée. Là-bas, elle retrouva sa cousine Rahyana, son pilier. Elles étaient comme deux doigts de la main, si proches qu'on aurait pu les prendre pour des sœurs. Rahyana, profondément ancrée dans sa foi, vivait selon les préceptes de l'Islam avec une rigueur et une sérénité qui forçaient l'admiration d'Adila. Mais Rahyana n'était pas tendre avec Nadia, la meilleure amie d'Adila. Leur relation était tendue, teintée de jugement et de malentendus. Rahyana n'appréciait pas le mode de vie de Nadia, et cela se sentait dans chacun de ses regards, dans chacun de ses mots retenus.
Nadia, elle, n'en avait que faire. Elle portait son exubérance comme une armure, insensible aux jugements. Pour Nadia, la vie n'avait jamais été simple non plus. Fille unique dans une famille désunie, elle avait grandi entre l'absence d'un père qu'elle ne connaissait pas et les négligences d'une mère plus préoccupée par ses aventures amoureuses que par sa fille. Cela avait façonné Nadia, la poussant à se construire une carapace de liberté et de provocation, mais Adila savait que derrière cette façade se cachait une fille tendre, loyale, et pleine de principes. Nadia avait pris des chemins que beaucoup jugeaient, mais elle avait toujours su garder la tête haute.
Quand elles étaient ensemble, Adila et Nadia semblaient se comprendre sans avoir besoin de parler. Leur amitié s'était forgée dans les épreuves, dans cette douleur silencieuse qu'elles partageaient sans avoir à la nommer. Nadia était celle qui savait, celle qui comprenait sans qu'Adila ait besoin d'expliquer. Leur lien allait bien au-delà des simples conversations ou des moments passés ensemble ; c'était une ancre dans une mer de tourments.
« Toujours aussi en retard ? » lança Rahyana en apercevant Adila, avec ce sourire calme et serein qu'elle arborait souvent.
« Oui, les garçons... encore en train de se disputer. » répondit Adila en haussant les épaules.
Rahyana esquissa un sourire amusé, mais ses yeux se tournèrent bientôt vers Nadia, qui arrivait avec sa démarche décontractée, les cheveux en bataille et un sourire provocateur aux lèvres.« Alors, les filles, prêtes pour une nouvelle journée de folie ? » lança Nadia en prenant Adila dans ses bras.
Rahyana détourna à peine le regard, mais son mépris était palpable. Nadia, cependant, n'y prêta aucune attention. Elle connaissait trop bien cette hostilité voilée, mais n'en faisait jamais tout un plat. Pour elle, l'opinion de Rahyana importait peu. Ce qui comptait, c'était Adila. Leur amitié, leur lien, était indestructible, et tant que cela restait intact, le reste n'avait pas d'importance.« Ça va toi ? » demanda Nadia à Adila, son ton soudainement plus sérieux. « T'as l'air fatiguée. »
« Toujours fatiguée, » murmura Adila en souriant faiblement.
Nadia la scruta un instant, son regard se faisant plus doux.Elle aussi savait ce que c'était, cette fatigue qui ne venait pas du corps mais de l'âme. Elle l'avait vue, cette lassitude, chez elle-même, dans les yeux de sa mère qui s'était perdue dans ses propres échecs, dans cette vie qu'elle n'avait jamais su maîtriser. Et pourtant, Nadia restait forte, parce qu'elle n'avait pas le choix. Elle restait cette amie loyale, cette sœur de cœur qui, malgré ses propres blessures, trouvait toujours la force de sourire.
Entre elles, il y avait une solidarité silencieuse. Chacune savait ce que l'autre traversait sans avoir besoin de l'exprimer. Nadia avait souvent remonté Adila quand elle sombrait, et aujourd'hui, elle savait qu'Adila avait besoin d'elle plus que jamais.
Rahyana, de son côté, restait à l'écart, observant cette complicité avec une distance qui semblait naturelle. Pour elle, Nadia représentait un mode de vie qu'elle ne comprenait pas, voire qu'elle méprisait. Trop bruyante, trop provocante, trop libre. Mais Adila, elle, ne jugeait ni l'une ni l'autre. Elle savait que chacune, à sa manière, l'aidait à tenir debout. Rahyana lui apportait la stabilité de la foi et de la famille, tandis que Nadia représentait la liberté, la force de tenir tête à une vie qui ne leur avait jamais fait de cadeau.
Entre le chaos de ses responsabilités, ses deux boulots, ses études, et les conflits silencieux de ses proches, Adila savait qu'elle n'avait pas de répit. Mais tant que Nadia et Rahyana restaient à ses côtés, elle sentait qu'elle pourrait continuer à avancer, malgré tout.
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Adila - Entre Ombres et Lumière
RomanceDans un monde où les responsabilités pèsent lourdement sur ses épaules, Adila, 17 ans, se bat pour tenir sa famille à flot. Aînée de trois frères, elle jongle entre ses études, ses deux emplois et le désespoir silencieux de sa mère, dévastée par l'a...