Les journées commencent toujours de la même manière. Réveil à six heures. Pas besoin d'alarme, mon corps s'est habitué. Dès que j'ouvre les yeux, la réalité s'impose, comme une couverture trop lourde. Je suis la première debout, comme d'habitude. Maman dort encore, fatiguée, épuisée par les petits boulots et ses pensées. Elle est absente, la plupart du temps. Pas physiquement, non, elle est là, mais c'est comme si quelque chose l'avait éteinte depuis des années. Depuis son départ, à lui.
Lui, c'est mon père, enfin... ce qu'il en reste dans nos souvenirs. Il est parti il y a cinq ans. Un matin, il a pris ses affaires et il est parti. Il n'a rien dit. Pas d'explication, pas de mot. Juste une porte qui claque et des promesses qui se brisent. Je n'avais que douze ans à l'époque, mais je me rappelle de tout, surtout du silence qui a suivi. Et depuis, c'est comme si maman et moi, on essayait de recoller les morceaux. Elle, avec ses petits boulots, et moi... avec tout le reste.
Je me lève, j'enfile un jean et un pull, simples mais efficaces. Pas de maquillage, pas besoin de faire semblant. Le miroir me renvoie une image que je connais trop bien : cheveux bouclés attachés en arrière, un visage fatigué, un regard qui évite. Je suis là sans être vraiment là, une ombre parmi tant d'autres. Physiquement, je suis... banale, je crois. Ni grande ni petite, ni maigre ni vraiment grosse. Mais ces derniers mois, mon rapport à mon corps est devenu un combat silencieux. Les TCA, c'est comme ça que le docteur les a appelés. Troubles du comportement alimentaire. Des mots qui sonnent étrangement dans ma bouche, comme si ce n'était pas vraiment moi. Mais c'est là. Parfois, je ne mange presque rien. Parfois, je ne peux pas m'arrêter. C'est un cercle vicieux, et personne ne le voit vraiment. Enfin, je fais tout pour que ça reste invisible.
Je descends préparer le petit-déjeuner pour mes frères. Marwan, Adzin, et Keke. Ils dorment encore. Enfin, pour quelques minutes seulement. Je les entends déjà bouger dans leurs chambres. Je les aime, c'est sûr, mais ils sont aussi bruyants que trois tornades. La cuisine devient vite un champ de bataille.
« Keke, passe-moi le lait, s'il te plaît, » je dis en essayant de garder mon calme.
« Non ! C'est Adzin qui l'a pris en premier ! » réplique Keke, ses yeux pleins de défi.
Adzin, lui, lève les yeux au ciel. « Mais c'est bon, prends-le. De toute façon, t'as toujours ce que tu veux ! »
Je soupire. Ce genre de disputes, c'est notre quotidien. Ils ne comprennent pas que j'ai d'autres préoccupations. Mais je fais semblant de sourire, pour ne pas ajouter à la tension.
« Allez, les gars, on se bouge. Vous allez encore être en retard. »
Keke me regarde avec ses grands yeux noirs et, pour un instant, je vois le petit garçon qu'il est encore. Mais la journée n'attend pas, et moi non plus. Il y a l'école pour eux, le lycée pour moi, et après, tout le reste. Maman ne travaille que quelques heures par semaine, alors je me suis portée volontaire. Enfin, si on peut appeler ça comme ça. Quelqu'un devait le faire, et il n'y avait que moi.
Une fois les garçons partis, je prends la vieille voiture de mon père pour aller au lycée. Techniquement, je n'ai pas de permis, mais ça fait un moment que je m'en fiche. C'est risqué, oui, mais je n'ai pas le choix. J'ai l'impression que cette voiture, c'est tout ce qu'il nous a laissé. Une épave, comme sa mémoire.
En route, je passe chercher Rahyana. Elle m'attend devant le portail, comme toujours. Elle monte sans rien dire, on n'a jamais eu besoin de beaucoup de mots.
« Ça va aujourd'hui ? » je demande, par politesse.
« Ouais, alhamdoulillah. Et toi ? » répond-elle, sans grande conviction.
« Ça va aussi, » je mens. Parce qu'on dit toujours ça, même quand ça ne va pas.
Le lycée, c'est... difficile. Je n'ai jamais vraiment trouvé ma place. Les autres parlent de soirées, de garçons, de vacances. Moi, je pense à l'argent, à maman, à mes petits frères. Nadia, elle, c'est différent. Elle est bruyante, imprévisible, et pourtant, elle est la seule personne avec qui je me sens presque normale.
Quand je la vois arriver, un sourire se forme malgré moi. « Hey, princesse de la galère ! » lance-t-elle avec son éternel humour.
« Salut, la reine des emmerdes, » je réplique en riant doucement.
« Alors, toujours en train de faire la nounou à plein temps ? »
Je souris, mais il y a toujours une part de vérité dans ce qu'elle dit. « C'est ça, je cumule les boulots. Toi, toujours à faire la fête ? »
Elle me fait un clin d'œil. « Tu sais que c'est ma spécialité. Faut bien vivre un peu ! » Nadia est bruyante, excessive, mais je l'aime pour ça. Parce qu'elle me permet d'oublier, même quelques instants, la lourdeur de ma propre existence.
Après les cours, direction la supérette. Mon premier boulot. Nico, le patron, est sympa. Il me rappelle un peu mon père, avant qu'il ne disparaisse. Il essaie toujours de plaisanter, de faire en sorte que l'ambiance soit moins lourde. Aujourd'hui, quand j'entre, il m'accueille avec un sourire fatigué.
« Ah, Adila ! J'étais sûr que t'allais encore être à l'heure. T'as vraiment un truc avec les horaires, toi. »
« Faut bien que quelqu'un soit à l'heure, » je rétorque en haussant les épaules. Il sait très bien pourquoi je fais ça, pourquoi je me bats pour garder chaque minute précieuse. Je sens qu'il essaie de créer un lien, quelque chose de plus, mais je garde mes distances. Ça vaut mieux pour tout le monde.
Aymen est là aussi. On s'entend bien, lui et moi. « Toujours vivante, toi ? » plaisante-t-il en me voyant arriver.
« À peine, » je réponds en riant doucement. « T'as survécu à la matinée ? »
« Oh, tu sais, rien que ton sourire me donne la force de tenir la journée, » il répond avec ce ton sarcastique que je commence à apprécier. C'est rare, mais il a réussi à entrer dans mon petit cercle. Attachiant, comme on dit.
À la fin de la journée, comme d'habitude, c'est Aymen qui me ramène chez moi. Nico préfère que je ne prenne pas la voiture, et Aymen n'a jamais dit non. Ça m'arrange.
« Tu pourrais vraiment passer ton permis, tu sais, » dit Aymen en démarrant.
« Ouais... un jour peut-être. »
On ne parle pas beaucoup pendant le trajet. Il y a une sorte de compréhension tacite entre nous, un silence qui ne dérange pas. Quand il me dépose devant chez moi, il me lance un regard.
« À demain, Adi. »
« Ouais, à demain, Aymen. Merci pour le trajet. »
Et puis, quand je rentre, je redeviens ce que je suis depuis cinq ans : une adulte de 17 ans. Maman est fatiguée, alors je l'aide. On fait le ménage ensemble dans des écoles, ou parfois, je la remplace quand elle ne peut plus. C'est notre routine. Ce n'est pas la vie dont j'ai rêvé, mais c'est la mienne.
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Adila - Entre Ombres et Lumière
RomanceDans un monde où les responsabilités pèsent lourdement sur ses épaules, Adila, 17 ans, se bat pour tenir sa famille à flot. Aînée de trois frères, elle jongle entre ses études, ses deux emplois et le désespoir silencieux de sa mère, dévastée par l'a...