Sa destination définie, Slavko suivit son guide et s'engouffra dans les entrailles de la Frontière. Le tunnel principal regorgeait de passants, tous venus des quatre coins du quartier avec une seule idée en tête : obtenir ce dont ils avaient désespérément besoin. Certains repartiraient bredouilles, faute de moyens. Mais ce ne serait pas le cas de Slavko.
Au bout du tunnel, le monde souterrain de la Frontière s'offrait à eux. Les contours d'un réseau labyrinthe, jonché de cavités gigantesques, se dessinait sous leurs yeux. Cette architecture donna l'impression à Slavko qu'une ville entière était dissimulée sous le quartier. Il n'avait jamais pris le temps d'observer le Marché tel qu'il le voyait aujourd'hui. D'énormes plafonds, dont l'extrémité était cachée dans la pénombre, abritaient une multitude de structures branlantes. Ces constructions s'étiraient comme des gratte-ciels, inversés, suspendus dans le néant. Face à cette vision, le brun eût soudainement le tournis.
La foule devant eux se dispersa en petits groupes, chacun essayant de se frayer un chemin à travers les étals. Une traînée de sueur coula le long de la nuque du colosse. Il y avait du monde. Beaucoup trop de monde et si peu de visibilité. D'un discret coup d'œil, son guide remarqua sa démarche saccadée et son air renfrogné. Il lui offrit l'un de ses sourires flippants, de ceux qui ne s'évanouissent jamais.
— Y'a foule, pas vrai ?
Cette remarque permit à Slavko de revenir dans le présent et de reporter son attention vers quelque chose de concret. Il baissa les yeux vers le petit homme.
— Sans blague ?
Le sourire crispé de l'homme taupe s'élargit.
— Rien d'inhabituel, assura-t-il. Le district N100 est toujours bondé. 'Faut dire que les gens ont faim.
Slavko suivit le regard vitreux de son guide jusqu'au pied d'un étal. Là, en partie dissimulé par les guenilles de sa mère, un petit garçon semblait hypnotisé par les produits proposés à la vente. Son ventre gonflé et sa petite taille soulignaient sa malnutrition. Le tatoué détourna les yeux.
— Allons-y, ordonna-t-il à son nouvel acolyte.
La dispersion de la foule avait permis au duo de pénétrer dans le premier district. Partout, des faisceaux de lumières artificielles fusaient entre les étals. Une odeur lourde de sueur, d'épices exotiques et de nourriture grillée, vint l'assaillir. Malgré la pauvreté apparente, la zone bouillonnait d'activité telle une casserole prête à déborder.
Les boutiques étaient rudimentaires, truffées de technologies bas de gamme. Au-dessus d'eux, des écrans usés diffusaient en boucle des offres promotionnelles sur des stocks de nourriture synthétique. Sur leur gauche, plusieurs vendeurs se distribuaient des coups de coudes, tout en brandissant des appareils somme toute défectueux.
— Repas instantanés !
— Rabais sur toutes les boues nutritives !
Slavko fronça les sourcils face à ces slogans. Les frontaliers mangeaient-ils réellement de la boue ? Il en déduisit que oui, puisque des passants s'amassèrent autour des deux marchands. L'allée se dégagea devant eux, et le géant détacha son regard de la scène. La zone était bruyante, beaucoup de stimulis l'entouraient et il ne savait plus où poser les yeux. Dans un coin sombre, un homme à la peau jaunâtre proposait des rations de nourritures organiques. Il se faisait insulter par un groupe de jeunes qui prétendaient qu'il mentait, que la nourriture cultivée avait disparue depuis longtemps déjà.
Plus loin, un autre homme à la barbe hirsute remuait une grande marmite d'où émanait une odeur putride de brûlé, tandis que sa compagne faisait la démonstration d'un nouveau filtre à eau. Épuisée par la chaleur, plusieurs personnes s'arrêtèrent à leur stand. Pour l'heure, la promesse de l'homme taupe était tenue : pas un mot n'avait franchit ses lèvres depuis leur départ. Slavko voyait bien que cela le démangeait, puisqu'il lui lançait des regards de temps à autre. Il agissait comme un hôte qui présentait sa maison, impatient de commenter les lieux, tout en restant silencieux dans l'attente d'un retour.
Bien qu'il gardait un œil sur son guide et le chemin qu'il traçait, le tatoué s'octroya le droit d'inspecter les lieux de nouveau. Des plateformes suspendues, accessibles par des échelles rouillées ou des ascenseurs bancals, accueillaient d'autres étals en hauteur. Là-haut, des marchands plus aisés observaient avidement la foule. Une élite, pauvre certes, mais qui se tient à distance de la misère la plus abjecte, songea Slavko.
Après avoir traversé le chaos du district N100, le binôme se dirigea vers le tunnel qui menait au C300. Comme le frontalier l'avait prédit, ils laissaient derrière eux le plus gros de la foule. N'en pouvant plus, le petit homme rompit le silence qui s'était installé entre eux.
— On en croise pas souvent des comme vous !
Dans un froncement de sourcils, Slavko lui lança un regard interrogateur.
— C'est-à-dire ?
— D'habitude, commença-t-il dans un soubresaut, mes clients achètent toujours quelque chose au district N100 ! Peut-être au retour ?
— Ce n'est pas au programme.
— Alors qu'est-ce qui l'est ? répliqua le petit homme.
Le mastodonte n'aimait pas la façon dont le frontalier le questionnait autant. Il afficha un visage fermé et détourna les yeux de son interlocuteur.
— La fin de cette discussion.
Il devina la moue boudeuse que devait faire son guide, mais ne s'en soucia pas le moins du monde. Heureusement pour lui, ce tunnel-ci était plus court que le précédent, si bien qu'ils atteignirent le prochain district peu de temps après. La nourriture avait cédé la place à des marchandises en tous genres. L'ambiance s'était électrifiée, même si les allées étaient moins peuplées. Un brouhaha général s'élevait de la caverne, provenant des appareils en marche, des conversations étouffées et des cris des vendeurs.
Une nouvelle fois, l'homme taupe n'avait pas menti : les étals étaient remplis de tout et de n'importe quoi. L'ensemble ressemblait plutôt à une foire mécanique, qu'à une zone marchande structurée. Ils dépassèrent un stand spécialisé dans des prothèses cybernétiques de seconde main. À cause d'un moment d'inattention de son propriétaire, un composant électronique roula jusqu'aux bottes du colosse. Le vendeur, visiblement débordé, lui jeta un regard assassin.
— Hey ! Vous, là ! Attention où vous mettez les pieds !
Brusquement, Slavko stoppa sa marche mécanique et s'arrêta en plein milieu de l'allée. Il sonda le vendeur de la tête aux pieds, en silence, pour déterminer ce qu'il ferait de lui. L'ignorer ? Le tabasser ? C'était si difficile à dire. Avant qu'il n'ait eût le temps de se décider, l'homme taupe ramassa en vitesse le composant et le tendit au marchand grincheux.
— Pardon, l'ami ! C'est qu'il pensait pas à mal, siffla-t-il entre ses dents.
Malgré son sourire tordu, la peur se lisait clairement dans ses yeux. Le visage du commerçant s'empourpra lorsqu'il réalisa qui il avait en face de lui.
— Encore toi ? beugla-t-il en s'approchant dangereusement.
D'une main ferme, il récupéra violemment le composant que l'homme taupe lui tendait. Puis, d'un coup d'épaule, il bouscula le petit homme qui tomba au sol.
— Disparais, monstre !
Instinctivement, Slavko fit un pas en avant. La main poussiéreuse de son guide, levée dans sa direction, le stoppa dans son élan. Incrédule, il regarda la silhouette difforme se relever, tant bien que mal. Pendant un instant, il crût que son guide avait perdu son sourire affreux mais ce ne fût pas le cas. La morsure de la terre imprimée sur la joue, il se tourna vers lui et afficha la même expression que lorsqu'il l'avait rencontré. Une expression figée. Il s'éloigna légèrement du stand avant de lancer :
— Désolé ! Je m'en vais ! Que la Résistance vous protège !
Sa voix tremblait légèrement mais Slavko fut le seul à le remarquer. Le marchand, bien à l'abri derrière son étal, jeta un regard mauvais dans leur direction. Leurs éclats de voix, en partie masqués par le brouhaha général, avaient tout de même attiré l'attention de plusieurs clients et fournisseurs voisins.
Tandis que le guide reprenait sa route, secoué de hoquets bizarres, le colosse resta planté là quelques secondes. Il prit soin de regarder tout à tour chacune des personnes présentes dans l'allée. Le marchand colérique. Son fils au visage benêt. La cliente à la mine dégoûtée, et tous les autres. Peut-être était-il stupide de ne pas les craindre, car après tout, il était chez eux. Mais en cet instant, la seule chose que Slavko ressentait était un grondement de colère, brut et menaçant.
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𝕃'𝔼ℂ𝕃𝔸𝕋 𝔻𝔼𝕊 𝕆𝕄𝔹ℝ𝔼𝕊
Ciencia Ficción𝕋 𝔼 ℝ ℝ 𝔼 𒈝 𝟛 𝟘 𝟙 𝟚 En l'an 3012, la Terre n'est plus que l'ombre d'elle-même, épuisée par des siècles de surexploitation et de négligence environnementale. La famine, les radiations et le chaos ont rongé la surface du globe. Pourtant, ce fu...