Chaptre 2 : une rencontre soigneusement orchestrée

351 18 0
                                        

La veille, elle avait repéré les horaires.
Megan venait presque toujours entre neuf heures et dix. Elle restait une heure, parfois deux, selon les jours.
Toujours la même table, près de la baie vitrée.

Toujours le même café noir, sans sucre.
Et toujours ce même air absorbé, presque absent, quand elle ouvrait son ordinateur ou son carnet de croquis.

Éris était arrivée plus tôt ce matin-là.
Elle s'était installée à une table légèrement en retrait, dans un coin d'ombre, son livre entre les mains, lunettes discrètes sur le nez.
Non pas pour se cacher — mais pour ne pas être remarquée trop tôt.
Il fallait que ce soit Megan qui la voie, pas l'inverse.
Et surtout : que cela paraisse fortuit.

Elle avait choisi un ouvrage marquant, identifiable.
Crime et Châtiment. Un livre qu'elle savait chargé de sens, mais aussi suffisamment commun pour ne pas paraître étrange.
Un ancrage parfait pour un échange banal.

Elle avait répété le geste dans son esprit.
Le timing.
L'angle exact où faire tomber le livre.
Ni trop près, ni trop loin.
Juste assez pour qu'elle entende le bruit, et qu'elle réagisse.

Tout était prêt.
La lumière de la matinée filtrait à travers les grandes vitres.
Les serveurs commençaient à s'agiter, les conversations montaient doucement autour d'elle.

Et puis, enfin, elle entra.

Megan.

Toujours ce même pas détendu, toujours cette énergie lumineuse, cette facilité à prendre possession de l'espace sans jamais l'imposer.
Elle s'installa à sa place habituelle, salua le serveur d'un sourire familier, sortit son ordinateur.

Éris sentit une tension glisser en elle, comme une note juste frappée sur un piano.

C'était le moment.

Elle referma lentement son livre, le tenant contre elle.
Puis elle se leva, l'air distrait, comme si elle s'apprêtait à partir —
et d'un geste parfaitement calculé, elle laissa échapper le roman, qui tomba dans un bruit sourd à quelques pas de la table de Megan.

Le bruit sourd attira l'attention de cette dernière, qui se pencha immédiatement pour aider.

— Oh, je suis désolée, fit Megan en ramassant le livre.

— Merci, répondit Éris avec un sourire poli, presque timide.

— Crime et Châtiment, hein ?

— J'adore Dostoïevski.

Megan la regarda, un éclair de surprise dans ses yeux.

— Moi aussi. C'est... un de mes romans préférés, dit-elle avec une lueur d'intérêt. La manière dont il explore la psychologie du crime, c'est fascinant, non ?

Éris hocha la tête, gardant un contrôle parfait de ses émotions. Elle avait tout prévu, chaque mot, chaque geste.

— Absolument, c'est ce que je préfère dans la littérature. Comprendre les raisons derrière les actions. Ce que les gens cachent sous la surface.

Megan referma doucement le livre, le maintenant entre ses mains comme un objet fragile.

— C'est drôle que vous disiez ça... J'ai toujours eu l'impression que Raskolnikov n'était pas vraiment un criminel. Juste... quelqu'un qui avait été trop seul, trop longtemps.

Éris l'observa, sans la fixer, mais chaque mot, chaque micro-expression était disséqué intérieurement.
Elle ne s'attendait pas à cette nuance.
Elle l'apprécia.

— Vous êtes étudiante en littérature ? demanda-t-elle, feignant l'ignorance.

Megan sourit et secoua la tête.

— Non. Enfin, j'ai failli... mais j'ai bifurqué. Je suis artiste. Peinture, dessin, ce genre de choses.

Elle haussa les épaules, comme si cela avait peu d'importance.
Mais Éris savait. Elle savait tout.
Et pourtant, elle écoutait avec une intensité réelle, presque religieuse.

— Ça explique le carnet que vous aviez l'autre jour, dit-elle avec naturel. Je crois vous avoir déjà croisée ici.

— Ah oui ? fit Megan, surprise. Je viens souvent, c'est un peu ma deuxième maison.

Éris sourit, posée, l'air presque gênée.

— Je devrais peut-être venir plus souvent alors.

Megan rit doucement. Un rire franc, sans défense.

— Vous devriez.

Quelques secondes de silence flottèrent, sans gêne. Juste une suspension légère, presque complice.

— Moi c'est Megan, dit-elle en tendant la main.

Éris hésita un dixième de seconde, puis la serra doucement.

— Iris.

Un mensonge fluide.
Juste une lettre de différence.
Elle n'était pas encore prête à donner son vrai nom. Pas tout de suite.

Le contact fut bref. Mais suffisant.
Une boucle venait de se fermer.

Éris s'éloigna ensuite, après quelques phrases polies de plus. Rien de trop long.
Elle ne voulait pas paraître pressée, ni trop intéressée.
Elle voulait juste laisser une trace diffuse.

Et Megan, restée seule à sa table, regarda brièvement la couverture du livre que l'inconnue avait tenu.

Un frisson, léger, mais réel, traversa sa nuque.

Elle ne se retourna pas.

En franchissant la porte du café, Éris sentit l'air frais lui caresser le visage, une brise légère qui fit frissonner les feuilles au bord du trottoir.
Le tumulte de la ville reprenait autour d'elle, indifférent à ce qui venait de se jouer à l'intérieur.

Elle marcha quelques pas avant de s'arrêter sous l'auvent d'un fleuriste encore fermé.
Là seulement, elle s'autorisa une inspiration plus profonde.
Pas un soupir. Pas un relâchement.
Juste... un recentrage.

Elle repassa la scène dans son esprit.
Les mots échangés.
Le regard de Megan quand elle avait entendu le nom "Dostoïevski".
La manière dont elle avait souri.
Surtout ce moment presque imperceptible, cette seconde de flottement avant qu'elle ne tende la main et dise son prénom.

Megan.
Elle l'avait enfin dit elle-même.
Et cette fois, ce n'était plus une information volée à travers un écran.
C'était un fragment réel.
Donné.

Éris n'avait rien forcé.
Elle ne s'était pas imposée.
Elle avait simplement créé l'espace pour que les choses arrivent.
Et elles étaient arrivées.

Elle replaça lentement une mèche de cheveux derrière son oreille, ses gestes aussi mesurés que tout le reste.
Elle savait que Megan la reverrait. Peut-être pas demain, ni même cette semaine.
Mais cette rencontre avait inscrit quelque chose.

Une trace.
Une possibilité.

Et c'était tout ce qu'il fallait.

Elle tourna enfin les talons, s'enfonçant dans la foule matinale.
Un visage parmi des centaines.
Invisible à nouveau.

Mais plus tout à fait inconnue.

Elle ~ une obsession dévorante ~ Où les histoires vivent. Découvrez maintenant