— Il a tenté de cambrioler sa grand-mère...
— Dommage, ça aurait pu être un Louis, regrette Nat, une fois que j'ai terminé mon récit.
Elle baisse d'un ton, car une nouvelle salve de clients vient d'entrer. À chaque fois que la sonnette retentit, je retiens mon souffle, j'appréhende son arrivée. Nat gère la caisse à mes côtés pendant que je poste un appel aux dons pour notre association sur les réseaux sociaux.
— Tu dis qu'il avait une cagoule, chuchote-t-elle en passant les codes-barres. Tu n'as donc pas vu sa tête.
— Non, c'est vrai, sauf sur les photos de Monica.
— Et elles ont plus de dix ans, soupire Nat.
Une fois que la cliente fait volte-face vers la sortie, mon amie se colle à moi et souffle à mon oreille.
— Meuf, tu comprends pas : je l'ai vu sans la cagoule, moi. Et le type est d'un niveau de sexytude que ton cerveau n'est pas en mesure d'imaginer. Je te jure !
— Et tu dis que tu l'as déjà vu avant aujourd'hui ?
— Malheureusement j'ai vu tellement de beaux gosses ces derniers jours que je pourrais confondre.
— Regina sera ravie.
— J'ai dit « voir » pas toucher ni goûter, juste regarder. Quand il sera de retour tout à l'heure, regarde-le bien comme il est beau.
Je ricane dans mon col roulé.
— Tu exagères. En plus, je ne suis pas sûre qu'il reviendra.
— Il avait l'air tout penaud et dans ses petits souliers, mais je te promets qu'il va revenir, moi !
— Je ne veux pas qu'il revienne parce qu'il est soi-disant beau gosse, Nat, tu sais que je n'ai pas envie de m'engager dans une relation en ce moment, peut-être même que depuis le dernier, je n'en ai plus envie du tout. Ce que je souhaite, c'est que Yanis se réconcilie avec sa grand-mère. Ce sera un cadeau magnifique pour Monica. Et si j'arrive à l'aider à renouer le dialogue avec James, son fils, alors là, ce sera le pompon.
— Je te reconnais bien là, ma puce, toujours la main sur le cœur, à vouloir arrêter la guerre dans le monde et régler les problèmes de l'humanité. Qu'est-ce que je te dis tous les jours ? me gronde-t-elle.
D'un geste de la main, je l'incite à baisser d'un ton.
— Occupe-toi de toi avant tout. Arrête de t'oublier et de penser aux autres ou tu me vas me faire un burn-out !
— Tu crois que je devrais appeler les flics ?
— Ce n'est pas ce que j'ai dit ! s'offusque-t-elle avant de hurler un « non » tonitruant. Tu te rends compte ? Ce type n'est pas méchant, il a peut-être vraiment des problèmes d'argent.
— J'en ai eu aussi des problèmes d'argent et je n'en suis pas arrivée à cambrioler ma famille. Quoi qu'il en soit, il a un fils et Monica l'ignore.
Je fronce les sourcils, réfléchis à la situation qui aurait pu conduire Yanis à une telle extrémité. J'ai plein d'hypothèses, de la plus sensée à la plus farfelue. Forcément, il doit craindre que son fils manque de quelque chose. Peut-être qu'il est en procédure de divorce ? On sait que les frais d'avocat coûtent cher et s'il s'est séparé, ça n'a pas dû être évident financièrement.
— Ah, je sais ce que tu penses, encore un problème que tu voudrais régler, me raille-t-elle.
— Nat, tu vibres avec Regina, Esteban et tout un tas d'autres mâles et femelles, moi mon truc, c'est voir mes semblables heureux. Que mon souhait te paraisse débile, je veux bien l'admettre, mais tu ne peux pas m'empêcher de faire ce que j'aime !
— Je ne trouve pas ça débile, je trouve ça dangereux. Pour ta santé et ton bonheur. Tu finis par oublier que toi aussi tu as besoin qu'on prenne soin de toi. En janvier, je vais t'offrir des vacances en espérant que tu n'exploses pas avant. Tu pourrais faire un séjour en thalasso, en bord de mer. Avec monsieur le gentleman cambrioleur !
Quelques regards curieux se dirigent vers nous en réaction à ses exclamations. Je brûle sous deux feux qui me consument les joues et me cache derrière mon écran. Nat pivote vers moi, l'air de rien. Son visage formel devient tout à coup lumineux.
— La prochaine fois que Yanis met les pieds dans cette boutique, je dévide toutes les pelotes pour le ligoter à ta chaise et après je l'oblige à t'inviter au resto.
— Il n'a pas de sous, visiblement, rappelé-je.
— On fera une cagnotte. Ce sera la quarantième de l'année, après tout.
Nat plaisante à propos de ma tendance à vouloir faire des cagnottes tous les quinze jours, pour un oui ou pour un non. Heureusement que son humour est là pour me redonner du baume au cœur, car les heures passent et il est désormais dix-sept heures trente. Nous approchons de l'heure fatidique et je n'en peux plus.
Déjà, je ne devrais plus être ici à enfourner des pelotes dans un sac avec un « En vous remerciant, passez une belle soirée ! ». Je devrais me reposer. Natacha a raison, j'ai les jambes en vrac, les épaules crispées, la nuque tendue. J'ai l'impression de n'avoir rien fait de la journée pourtant j'ai : effectué mille transactions, dit soixante-dix « bonjour », géré trente-six commandes et balayé trois fois la surface du magasin. Maintenant, j'entrouvre enfin les cartons dans l'arrière-boutique, ceux de l'année dernière contenant les décorations de Noël. Il y en a à foison et s'ajoute le sac apporté par Nat un peu plus tôt.
Elle m'a donné carte blanche pour égayer l'intérieur, c'est même moi qui ai commandé le sapin que nous devrions recevoir...
Natacha surgit sur le seuil. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine.
— Ma Nine ! Je te jure qu'il est... gigantesque !
Elle me fait signe de la suivre dans la boutique.
— Il... il est là ?
Je cherche un grand bonhomme, carrure sportive, capable de toucher le plafond de son poing tant il est grand, mais je ne vois qu'un énorme tronc avec branches touffues d'aiguilles. Je déchante. J'ai cru que Yanis débarquait enfin. Ce n'est qu'un sapin. Et pourquoi je ne suis pas en train de m'en réjouir ?
— Attention ! Vous allez toucher les étagères ! s'écrie Natacha à l'intention des livreurs.
La boutique est très étroite et il y a peu d'espace entre les rayons. De son bras, elle protège une pauvre cliente distraite par les patrons qu'elle feuillette et l'entraîne vers la caisse. Je reçois une grimace assassine.
— Tu es complètement barge ! Ce truc est géant. Et c'est un vrai sapin ?
Sur un coup de tête, j'ai commandé un Nordmann.
— Ça sent meilleur, non ? tenté-je.
— Cette espèce ne sent rien, intervient la cliente pour m'enfoncer un peu plus encore.
— Hum, oui, sans doute.
Natacha ajoute à voix basse :
— T'es virée... jusqu'à demain matin.
J'expire de soulagement.
— On va se taper des tonnes d'aiguilles par terre à ramasser tous les jours, se lamente-t-elle.
— Le Nordmann est connu pour ne pas perdre ses aiguilles.
Les deux livreurs se tournent avec nous vers celui qui vient de parler et redresse le sapin sur son socle. Je le reconnais tout à coup.
Pas son visage jovial au teint mat, pas même son sourire généreux ou ses boucles brunes qui gigotent sur son front. Je ne reconnais pas non plus ses yeux noisette où pétille autant de malice que de tendresse. Non. Je reconnais sa gestuelle, ses mouvements un peu brusques, patauds, peu adroits et sa voix. Elle est rauque, chaude comme un miel dégoulinant sous le soleil et dotée d'un accent si typique ! Un Marseillais, vrai de vrai.
— Yanis ?
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Des aiguilles sous le sapin
RomanceRien ne prédestinait Yanis, chômeur et père célibataire, à vendre des pelotes de laine. Il n'a pas eu le choix : c'était ça ou finir chez les flics. Ça lui apprendra à cambrioler sa grand-mère ! Il doit en plus suivre les ateliers tricot de Nicole...