12 - Yanis

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— Je... j'ai...

Je n'en reviens pas d'avoir cette conversation au rez-de-chaussée de cet immeuble. Celui-ci est dans un sale état. Les murs sont décrépis, l'électricité en rade et aucune lumière ne nous éclaire, sauf depuis l'étage. Tapie dans l'ombre, avec ses cheveux noirs détachés qui tombent sur ses épaules, Nicole boit chacune de mes paroles. Elle a ce don qu'ont certains d'écouter les autres et de vivre ce qu'ils vous racontent. La preuve : son regard est rivé sur le mien et quand j'éprouve un douloureux souvenir ou que la honte refait surface pour me dévaster, son doux visage se crispe, comme si elle retenait des larmes.

— Quel âge a-t-il ?

— Cinq ans.

J'ai la surprise de sentir sa main sur mon bras.

— Puis-je te demander une seconde faveur, Yanis ? Je te promets qu'après celle-ci nous serons quittes.

— Tu peux me demander ce que tu veux.

Les mots m'échappent avant que je réfléchisse. C'est ridicule ! Je ne peux rien lui assurer, je suis qu'un con sans morale et sans un sou, pourquoi je lui jure un truc pareil ?

— Tu devrais lui dire la vérité pour Marius. Mais tout en douceur, ça va être rude pour elle.

Je ne dois plus maîtriser grand-chose, que ce soit mes paroles qui sortent en pagaille pour n'importe quoi ou mes mouvements. Je secoue la tête et recule, ce qu'elle me propose me paraît insurmontable. En venant ici, j'envisageais seulement de boire un thé, un café, prendre de ses nouvelles, pas tout rabibocher. Ça, c'est impossible. Si Nicole me force la main, je crois que je partirai en courant. Je n'ai rien oublié de la souffrance de mon père quand il s'est senti trahi par sa mère.

— Je ne sais pas.

— Marius finira par le réclamer de lui-même, peut-être que son arrière-grand-mère ne sera plus là. Je... je ne voudrais pas que tu le regrettes.

Comment pourrait-elle savoir si je vais regretter ? Elle se mord la lèvre devant moi. Elle doit se rendre compte qu'elle n'est pas loin de dépasser les bornes en se mêlant de ce qui ne la regarde pas. Elle ramène son bras contre elle et me fait signe de la suivre. Elle appuie sur un bouton pour appeler l'ascenseur, une cage minuscule dans laquelle je ne suis même pas sûr de rentrer.

— Je prends les escaliers, affirmé-je.

Je n'ai pas envie de me montrer plus ridicule que je ne le suis. Je suis déjà tellement stressé par les circonstances. Ce n'est pas rien de revoir Monica. Ma grand-mère représentait tant pour moi quand j'étais gosse. Nous étions très proches, je ne sais pas si Nicole le mesure et ce que Monica lui a raconté. Je ne vais pas en plus lui confier que je suis claustrophobe.

— D'accord, je viens avec toi, m'indique-t-elle.

Elle prend soin de monter deux marches avant moi quand je lui emboîte le pas. À demi tournée, elle me dit :

— C'est vrai que le troisième, ce n'est pas le bout du monde. Mais la plupart du temps, je suis toujours pressée, alors je prends l'ascenseur, c'est plus rapide.

Son pied glisse sur la marche qu'elle a à peine regardée. Je me penche aussitôt et la rattrape. Un peu comme hier, elle se retrouve dans mes bras, mais j'ai davantage de lumière pour voir ses yeux s'écarquiller de surprise. Elle a posé ses mains sur moi, pour me repousser sans doute. Je m'aperçois que je l'étreins comme si nous dansions un slow. Dans l'escalier.

Une brûlure soudaine me creuse le bas-ventre, la sentir si près... c'est son parfum qui me donne le tournis. Un citron pressé, madame toujours pressée, relevé d'un peu de camomille, où un truc vieillot dans le même genre, et une pincée de piment pour la piqûre que son regard jette en moi. Le même effet que l'autre jour, qu'hier, peut-être en pire... Je la relâche aussitôt.

— Ahem, toussote-t-elle. Si tu as besoin que je te laisse seul avec elle, tu me fais un petit signe, je comprendrai.

— Non, décidé-je. J'ai besoin que tu sois là, si ça ne te dérange pas. Tu es proche d'elle, pas vrai ?

— Oui, très. Je... Non, laisse tomber. Ça ne sert à rien que je t'explique.

— Bien sûr que si, insisté-je quand nous atteignons le deuxième.

— Ce serait trop long. Une prochaine fois ? J'ai partagé six ans de ma vie avec ta grand-mère, elle me connaît mieux que quiconque et je la connais bien aussi. Je saurai te dire si vos retrouvailles la bouleversent trop. Ce ne sera pas simple, mais je te jure qu'elle sera heureuse de te voir.

— Tant mieux. Et pour ce qui s'est passé cette nuit ?

— Je ne dirai rien aujourd'hui.

Aujourd'hui. Je suppose qu'elle finira par me forcer à tout déballer un de ces jours.

— Du coup, je fais comment pour justifier mon retour ?

— Laisse-moi faire, m'assure-t-elle avec un clin d'œil qui me fait chavirer.

Alors que nous arrivons au bon étage, elle redevient cette fille timide et secrète. Oublié le clin d'œil, une habitude qu'elle a dû prendre en côtoyant Natacha, sa copine extravertie. J'ai envie de mieux la connaître, comme si elle faisait un peu partie de ma famille, maintenant qu'elle est au courant de mes déboires financiers et ma grand-mère.

— J'aurais besoin de ton numéro, indiqué-je.

— Pardon ?

— Ton téléphone, pour revenir une prochaine fois. Avec Marius.

Elle m'étudie, toujours surprise, la main sur la poignée de la porte d'entrée. Je sors mon mobile, une belle zébrure barre l'écran, héritage de sa chute d'hier soir.

— OK. Tu m'enverras tes dispos, accepte-t-elle.

Et sous sa dictée, le pouce tremblant, j'enregistre son numéro dans mon répertoire. Noter son prénom me fait quelque chose : la sensation qu'elle entre véritablement dans ma vie. Quand c'est fait, elle met la clé dans la serrure et se tourne de nouveau vers moi.

— Souffle un bon coup, me chuchote-t-elle. Ça va aller.

Pourtant je me décompose, rien ne peut calmer l'orage qui m'agite de l'intérieur. J'ai les jambes ramollies, et bien du mal à inspirer sans faire autant de bruit qu'un camion.

Une fois le seuil franchi, le caniche se jette sur moi.

— Pourquoi il aboie comme un cinglé, le Brutus ? hurle Monica depuis le salon.

Nicole ramasse dans ses bras le petit chien dont la mâchoire s'était refermée sur l'ourlet de mon pantalon. Il continue de faire un sacré vacarme.

— Il m'a reconnu, maugrée-je.

— Non, ce n'est pas ça, murmure-t-elle. Brutus déteste les hommes, il les mord jusqu'au sang. Je vais l'enfermer dans ma chambre pendant que tu vas dans le salon.

Devant mon immobilisme, elle insiste :

— Vas-y, je te rejoins dans quelques secondes.

Des aiguilles sous le sapinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant