7 - Nicole

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La hargne de Monica à l'égard des hommes ne date pas d'hier. Je crois qu'à force, elle a fini par m'influencer un peu. C'est peut-être pour ça que je vis essentiellement entourée de femmes de tout âge.

J'en suis même arrivée à faire des recherches sur ce que l'on nomme l'aromantisme : l'absence d'attirance sentimentale ou d'attrait pour tout ce qui peut relever de l'amour, du romantisme au coup de foudre, en passant par la guimauve.

Mon dernier copain ayant été le premier, un gars rencontré à la fac de journalisme, je ne peux que constater l'échec de ma vie amoureuse. Un grand désert.

Pourtant, je ne regrette pas mon ex.

On a passé six mois environ à se bécoter, à coucher ensemble. Mais je n'ai pas franchi le pas d'emménager dans un logement avec lui. Je m'étais attachée, rien de plus, ce n'était pas des sentiments puissants. Étrange, car ces émotions, je les sens tapies chez moi, elles ne sont pas mortes, seulement endormies. Quand je lis une belle histoire d'amour, quand je regarde une comédie romantique, je vois bien que ça frémit en moi, que je voudrais connaître ça.

Natacha connaît bien ma problématique. Pour elle, je n'ai tout simplement pas rencontré la bonne personne. Ce fameux Louis.

Nous avons justement inventé ce personnage masculin imaginaire le soir où j'ai fondu en larmes après avoir quitté mon ex. Je lui ai dit que j'étais une « handicapée » de l'amour, que je n'arrivais pas à ressentir cette passion, que j'avais traversé le collège, le lycée, la fac avec la honte collée aux basques parce que j'étais toujours la bonne copine célibataire. Encore vierge à vingt-deux ans. Ça a ruiné ma confiance en moi, j'ai souvent pensé que j'étais inintéressante, trop timide, trop banale, pas assez ceci ou cela.

Bref. Une fois, Natacha m'a dit « Un jour, tu rencontreras ton Louis et ce sera une évidence, tu en auras des flammes dans la culotte ». De la poésie déjantée à la Nat. Mais Louis est une licorne débile inventée pour les filles désespérées dans mon genre. Il n'existe pas.

Ne souhaitant pas évoquer ce sujet, je dévie volontiers vers un autre qui me turlupine depuis hier.

— Dis-moi, commencé-je alors que Monica me passe au scanner depuis plusieurs minutes. Je voulais te parler de... ton fils.

— James ?

— Bien sûr si c'est trop douloureux pour toi, je n'insisterai pas.

Ma main se pose délicatement sur la sienne et je déteste déjà la détresse que je décèle dans son regard.

— Je me demandais si j'aurais pu essayer quelque chose pour favoriser votre réconciliation.

— Oh, ma chérie, c'est difficile, tu le sais bien.

Elle échappe un grand soupir.

— Mon fils est une vraie tête de mule. Il ne veut rien entendre, n'a jamais plus répondu ni à mes appels ni à mes textos ni...

— Et si au lieu de ton fils, on passait par ton petit-fils ?

— Yanis ? James m'a interdit de reprendre contact avec lui. Tu me connais, je l'ai fait quand même et lui aussi m'a ignorée. Tu n'imagines pas à quel point ça m'a fait mal.

— Je sais, Monica, c'est dur. Mais je... si tu m'expliquais vraiment ce qui s'est passé entre vous...

Elle n'a jamais été avare en confidences sur son passé. J'ai feuilleté des milliers de fois les albums photos avec elle. Monica a eu un fils unique et un seul petit-fils, ils ont toujours été la prunelle de ses yeux. La première fois que je lui ai demandé pourquoi ils ne se parlaient plus, elle a fondu en larmes, a fait une espèce de crise de panique.

J'ai été terrifiée et je m'en suis voulu. Depuis cet incident, j'ai cessé de poser des questions. J'attendais qu'elle finisse par me le raconter d'elle-même, ce qui n'arrivait pas. J'en ai conclu qu'il s'agissait d'un litige très grave, bien qu'en gérant ses dossiers administratifs, je n'ai vu aucun déboire d'ordre judiciaire entre elle et James. En somme, j'ai vite compris que c'était tabou et que pour la préserver, il fallait que j'évite d'en parler.

Après ce qui s'est passé hier et six ans de vie commune, j'estime qu'il est nécessaire qu'elle soit honnête avec moi là-dessus. Alors j'ose enfin, mais loin de moi l'idée de lui dire la vérité sur la venue de Yanis dans l'appartement et son arrivée prévue en fin de journée. Je suis prête à parier qu'il n'honorera pas sa promesse de toute façon.

— J'ai tout quitté pour venir en France. Mon pays, les États-Unis, ma carrière, mes parents, mes amis, j'ai suivi l'homme dont j'étais folle amoureuse.

Elle s'arrête. Je doute soudain qu'elle continue, sa mâchoire tremble légèrement, son pouce gauche aussi. Pourtant elle reprend, évite mon regard, mais fait un effort pour adopter une voix posée. L'émotion est perceptible derrière ses mots qui défilent d'une traite.

— J'ai rompu les quatre contrats que j'avais signés à Hollywood pour m'installer dans cet appartement qui ne payait pas de mine à l'époque. Les conséquences d'un incroyable coup de foudre.

J'en ai vu des photos. Bien que nous soyons dans une grande artère du centre de Marseille, cet immeuble haussmannien était dans un état de délabrement total dans les années soixante-dix quand Monica y a emménagé.

— Mon amoureux m'avait menti sur sa fortune qui n'existait visiblement que dans son imagination. J'avais été trompée par mes propres rêves : la Côte d'Azur, la France, la Méditerranée.

Peut-être est-ce son émoi qui fait ressurgir son accent américain, quasiment estompé au fil des années ?

— Quand la réalité m'a rattrapée, je ne pouvais plus revenir en arrière. Je ne parlais pas encore très bien français donc impossible pour moi de trouver un travail, j'ai d'abord dû suivre des cours. Puis, mon mari a fondé une entreprise qui a connu un succès fulgurant dans la revente d'automobiles. L'argent rentrait avec tant de facilité qu'il n'était plus question que je travaille. Nous avons cherché à avoir un enfant.

— C'est là que tu as eu James, peu de temps après ton arrivée en France.

— Seulement deux ans après, me confirme-t-elle, les yeux baissés sur sa tasse dans laquelle elle tourne machinalement sa petite cuillère. Mon enfer a commencé ainsi, un terrible mensonge dans lequel je me suis enfermée, car personne — je dis bien « personne » — n'a jamais su que James n'était pas le fils de son père.

Nouvel arrêt. Je reste aux aguets, je veux voir jusqu'où elle peut aller. Me fera-t-elle une crise de larmes comme la dernière fois ? Les années se sont succédées, elle semble avoir pris un peu de recul sur tout ça. Après une profonde inspiration, elle reprend.

— Je suis tombée enceinte de mon professeur de français avec qui j'ai eu une passion secrète de quelques semaines. Il était marié de son côté et il n'a jamais su qu'il était le père de James.

Des aiguilles sous le sapinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant