— Attends-moi ici un instant, mon petit père, glissé-je à Brutus.
Il couine quand je referme la porte de ma chambre, mais le caniche est docile avec moi et il aime bien se pelotonner sur ma couette. Avec les belles caresses et le gros bisou qu'il vient d'obtenir, je pense qu'il me pardonnera cet enfermement temporaire. J'ôte mon manteau et le dépose dans le couloir sur la commode, sans oser repasser vers le vestibule. Dans le salon, j'entends déjà du bruit, des murmures, une exclamation. J'hésite à intervenir. J'ai promis à Yanis de le soutenir, mais je voudrais que ces retrouvailles soient leur moment. Je n'y ai pas tellement ma place. Alors, sur la pointe des pieds, je m'approche et me cache derrière le mur pour passer une tête depuis mon poste d'observation.
Mon cœur se remplit d'un soulagement pur, une douce chaleur réconfortante quand je les découvre enlacés. Yanis porte toujours son blouson et il étreint Monica. Dans ses bras, la silhouette de la vieille dame semble toute frêle, elle tressaute aussi, aux prises avec des sanglots. Ce moment est magnifique. C'est là exactement ce que je préfère dans la vie : voir les gens se réconcilier, ressentir des émotions en pagaille à travers les leurs, constater leur bonheur. C'est tout ce qui fait le sel de mon existence. Je me sens utile.
En s'éloignant de son petit-fils, Monica me repère. Elle me fait un signe de la main.
— Viens ici, ma fleur, c'est bien ton œuvre ça !
Je m'approche, serrant la mâchoire de toutes mes forces. Je ne sais pas quoi dire. Chaque mot pourrait gâcher cet instant et j'ai le cœur qui valse dans ma poitrine. Je suis à deux doigts de fondre en larmes à mon tour. Les émotions des autres sont une vague dévastatrice pour moi, je ressens tout au centuple, même si je leur oppose une façade que j'espère neutre. Je ne suis pas toujours démonstrative.
Monica a sorti un mouchoir en tissu avec lequel elle éponge ses yeux. Yanis m'adresse un regard humide, la mine contrite. Lui aussi se contient pour éviter de montrer à quel point il est chamboulé, mais je sais qu'il n'en mène pas large. Il n'arrive pas à en placer une tant Monica s'épanche sur le bonheur qu'elle est en train de vivre.
— Asseyez-vous, articule Monica d'une voix éraillée.
Je prends place sur le fauteuil pendant que Yanis s'installe sur le canapé à côté de sa grand-mère. Je mesure l'effort que ça représente pour lui de saisir la main de sa grand-mère dans la sienne et cette dernière lui renvoie un sourire rempli d'amour et de reconnaissance.
— Je ne pensais pas... avoir cette chance un jour.
Elle se tourne vers moi.
— Tu es derrière tout ça, n'est-ce pas, Nicole ? Qu'est-ce que je ferais sans toi ! Tu es mon ange gardien.
Le sanglot grossit dans ma gorge, je vais craquer alors je baisse les yeux, croise les doigts sur mes genoux et me tais.
— Enlève ton manteau, mon garçon.
— Je... je ne vais pas rester très longtemps, prétend-il.
— Je te sers un café ? Quelque chose à boire ?
— Non, mamie, c'est gentil.
Il garde une certaine distance. Yanis n'est visiblement pas à l'aise avec l'émotion que ça provoque chez lui.
— Explique-moi comment tu as fait pour le convaincre ? me demande Monica.
— J'ai... je l'ai croisé par hasard, argué-je, dévastée à l'idée de mentir.
— Elle m'a reconnu et invité à venir, complète Yanis.
Je lui suis reconnaissante de partager le poids du mensonge avec moi.
— Nous avons un peu discuté de toi, poursuit-il. Elle m'a persuadé que le moment était venu de cesser cette brouille. Elle te fait souffrir. Elle m'a fait souffrir aussi.
Yanis est sincère lorsqu'il exprime son désarroi, il sourit, grimace. Mille émotions passent sur son visage.
— James est au courant ? s'enquiert Monica.
— Non et je préférerais qu'il le soit pas, explique-t-il. Il est toujours très en colère.
— Dis-moi que tu reviendras. Que nous pourrons faire des choses ensemble pour Noël ! Qu'en dis-tu, Nicole ? Nous pourrions faire un repas de famille.
Je crois que mon amie vient de formuler l'un de ses vœux les plus chers. Ces cinq derniers Noëls que j'ai vécus avec elle, elle ne cessait de se lamenter. Monica n'a jamais été seule, mais elle n'a plus ses proches autour d'elle et ce constat la déchire.
C'est sans doute prématuré et maladroit, pourtant je la comprends : elle est secouée, émue. Son cœur parle plutôt que sa raison. Elle pose une main sur la joue de Yanis, l'effleure doucement en détaillant son visage.
— Tu es si beau. Tu as toujours été le plus beau, mon Yanis.
Celui-ci se montre de moins en moins à l'aise. Il baisse les yeux. Ses genoux cognent nerveusement l'un contre l'autre et il se racle la gorge.
— Tu vas bien, mamie ?
— Oh, tu sais, ma vie est d'un ennui ! Sans ma Nicole, je serais coupée du monde, elle égaye mon quotidien en me racontant ses aventures. Et puis j'ai mes copines de tricot, dont elle fait partie, voilà. Je t'épargne mes problèmes de santé. Des trucs de vieilles, dentier, rhumatismes, genou arthritique, incontinence.
Je retrouve un peu de son humour pinçant, preuve qu'elle reprend du poil de la bête.
— J'aurais dû être présent pour t'aider. Je m'en veux, souffle-t-il.
— C'est déjà du passé ! clame-t-elle avant d'annoncer d'un ton enjoué : tu as vu, j'ai adopté un chien ! Il s'appelle Brutus.
— Hum, oui, j'ai vu. Un bon chien de garde à ce que je vois.
— Et toi ? Tu travailles toujours dans le sport ?
Il blanchit. À chaque fois qu'il se masse le front et soulève ses boucles brunes, je sais qu'il est mal à l'aise.
— La salle de sport a fermé, mamie. Jérôme m'a fait un sale coup, il a ruiné notre affaire, on s'est retrouvé en liquidation judiciaire.
— Tu veux dire qu'il a...
— Il a pioché dans la caisse et nous a mis en difficulté financière, j'ai dû porter plainte contre lui. On a fait faillite, tout a fermé.
— Depuis quand ?
— Il y a un an. Je suis au chômage depuis.
— L'enflure ! peste-t-elle. Je n'aurais jamais pensé que ce serait un voyou.
— Moi non plus, conclut Yanis, l'air accablé. C'était mon meilleur ami.
Il ment d'autant plus mal que lorsqu'il est honnête, ça crève les yeux. Je pense à son fils qu'il n'évoque pas pour le moment et le lien avec son divorce. Il a eu la tête sous l'eau, des galères à n'en plus finir. Je le plains, même si j'entends Natacha me gronder « tu ne peux pas résoudre tous les problèmes du monde ! » Elle a raison. Il n'empêche que le désarroi de Yanis me touche particulièrement.
— J'ai aussi divorcé de Charlotte, ajoute-t-il.
— Je ne savais pas que vous vous étiez mariés.
La douleur de Monica est perceptible. La gêne de Yanis tout autant, il regrette peut-être cette confidence.
— Ce n'était pas un grand mariage, se défend-il. Juste un tour en mairie et un repas à Cassis.
Auquel elle n'a pas été invitée. Monica n'a rien su du mariage, elle n'a rien su du divorce qui a suivi. Elle ne sait même pas qu'elle a un arrière-petit-fils. Ce gâchis me serre le cœur. J'appréhende tellement sa réaction quand elle découvrira ce dernier secret.
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Des aiguilles sous le sapin
RomanceRien ne prédestinait Yanis, chômeur et père célibataire, à vendre des pelotes de laine. Il n'a pas eu le choix : c'était ça ou finir chez les flics. Ça lui apprendra à cambrioler sa grand-mère ! Il doit en plus suivre les ateliers tricot de Nicole...