2 - Nicole

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Je pose mon téléphone sur mes genoux et reprends le décompte dans ma tête : six mailles serrées, une augmentation, six mailles, une augmentation, un tour s'achève et hop ! 

J'enchaîne avec le suivant pendant que Gaël croise les jambes et touche la mienne par mégarde.

— Désolé.

— Désolée.

Je me décale encore vers Natacha.

— T'es irrattrapable, grince celle-ci entre ses dents.

Monica nous observe par-dessus ses petites lunettes à écaille. Je l'admire. Elle est capable de tricoter sans regarder son ouvrage, ce qui n'est pas mon cas. Je replonge dans mon travail et garde en mémoire sa grimace. Aucun doute : elle désapprouve les combines de Georgette. Gaël n'aura pas grâce à ses yeux.

J'inspire fortement en espérant que mon malaise reflue, il n'en est rien. Le parfum de verveine de mon voisin me cause un désagréable vertige. À l'écran, l'actrice roule la plus longue de toutes les galoches du monde à son partenaire. L'effusion de petits cris, les caresses sensuelles, le gémissement du monsieur alors que madame lui offre sa gorge, ne font que renforcer ma gêne.

Myriam décide qu'il s'agit du bon moment pour nous faire part de ses problèmes de vue. Pourtant, elle n'a pas encore pris rendez-vous avec l'ophtalmologue, je crains de ne devoir le faire à sa place dans les jours à venir.

— Je comprends pas, marmonne Nat. Elle couche avec son patron et maintenant, elle embrasse son collègue.

— Non, c'est lui, son patron, expliqué-je.

— Il est toujours élégant, juge Georgette. Comme mon petit Gaël !

— Sans déconner, renchérit Nat. Le costard vert bouteille, c'est un tue-l'amour. Il vaut mieux une jolie chemise beige bien ajustée.

Ses yeux mordorés détaillent mon voisin, de son cou musclé jusqu'à son entrejambe. Un sourire béat illumine son visage. Je me racle la gorge, histoire de la rappeler à l'ordre.

— Quoi qu'il en soit, je ne suis pas certaine qu'il lui restera fidèle, énonce Monica.

— Souviens-toi que tu as déjà vu toute la série, lui rappelé-je. Tu sais avec qui il partira batifoler.

Je cherche une pelote au fond de mon tote bag. Vérification faite : je ne la vois pas. Une excellente occasion de prendre un peu l'air ! D'habitude, ces soirées sont justement une bulle hors du temps que j'adore.

Nous bavassons des heures durant avec « The Love Building » en fond sonore. Nos discussions sont aussi drôles que réjouissantes, ponctuées par les interventions des mamies de l'immeuble. Myriam est la plus rigolote, tant elle est perchée. Elle se lance parfois dans des poèmes qui virent vers l'absurde où les « coccolithophoridés » riment avec « peroxydés ». J'aime ses délires poétiques marqués par son accent du sud. Mais ce soir, elle n'a pas ouvert la bouche, elle semble fatiguée et comme toujours, je m'inquiète.

Pour ne rien arranger, la présence de Gaël me crispe. J'ai l'impression que tout le monde m'espionne, me dévisage, cherche une rougeur sur mes joues, un sous-entendu, un regard langoureux qui s'échappe d'un côté ou de l'autre et c'est insupportable.

— Désolée, je... je vais à l'étage, annoncé-je en me levant. Il me manque une pelote noire.

— Tu pourrais l'accompagner, propose Georgette à son neveu.

Gaël se tasse un peu plus contre le dossier. N'est-ce pas évident qu'il n'est pas intéressé ?

— Allons, râle Monica. Tu ne crois pas qu'elle connaît le chemin ?

— Georgette a raison, approuve ma traîtresse de meilleure copine. Depuis que la porte de l'immeuble est cassée, il faut se méfier, il pourrait y avoir des... délinquants, un chat errant ou... je sais pas, des... dealers. Un homme fort pour la pro...

Natacha pousse un petit cri quand je lui écrase le pied.

— T'es complètement parano, maugrée-je. Je n'ai qu'un escalier à monter. Non, non, j'y vais seule, j'en ai pour deux minutes.

Et j'ai surtout pitié de Gaël. Presque recroquevillé sur le canapé, il se tourne légèrement et m'adresse un faible sourire reconnaissant. Je me doutais bien qu'il n'aurait aucune envie de se retrouver seul avec moi. Je laisse tout mon fatras sur place, vérifie que la clé est dans ma poche et file hors de l'appartement. Plus vite je m'enfuis et moins je risque que Gaël change d'avis.

Dans le hall, la lumière s'enclenche. J'avance sur le carrelage souillé par la poussière. Comme il a plu ces derniers jours, la boue s'est accumulée et a séché. Les parties communes sont de moins en moins bien entretenues depuis que le syndic est en conflit avec la société de ménage. On n'est plus à une galère près !

Je prends mon temps pour monter les deux escaliers consécutifs qui me mènent au troisième étage. Je loge chez Monica. Chez elle, j'ai ma propre chambre et en échange de mon aide quotidienne pour l'entretien de son logement, ses courses, son ménage, ses papiers administratifs, j'ai la possibilité de ne pas payer de loyer.

Tout a commencé quand je l'ai rencontrée par hasard au marché, six ans plus tôt. Elle s'était tordue la cheville. Je l'ai aidée à rentrer chez elle et lui ai raconté mes déboires pour trouver un logement. J'étais hébergée par une camarade de promo dans un minuscule studio, une solution intenable sur la durée. Monica a dû me trouver très sympathique et elle a proposé de me loger dans son cinq pièces. Le fait d'être en colocation avec une fille beaucoup plus jeune qu'elle lui plaisait beaucoup. Monica est devenue comme une mère pour moi et de fil en aiguille, j'ai rencontré les autres occupants. Surtout, ma route a croisé celle de Natacha, qui venait de créer sa boutique de laine au rez-de-chaussée.

C'est grâce à elles que je suis restée à Marseille. Si j'avais imaginé que la cité phocéenne finirait par conquérir mon cœur ? Moi, la fille du Nord ? J'ai eu un coup de foudre !

Je suis même parvenue à convaincre mon père de venir s'installer à La Ciotat. Il y a ouvert une minuscule librairie, réalisant par là l'un de ses rêves.

Je suis toute à ces pensées nostalgiques quand un détail me frappe à mon arrivée au troisième. La porte d'entrée de chez Monica est... ouverte. Je me fige, ma clé dans les mains. Une peur soudaine me gagne alors que j'entends à nouveau les propos de Natacha : « dealer, délinquant... chat errant ».

Je suis prête à détaler quand un couinement retentit. C'est Brutus, il jappe et gémit. Persuadée qu'il s'est blessé, je ne réfléchis pas et me jette sur la poignée pour entrer. 

Des aiguilles sous le sapinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant