Les pâtes bolognaises sont servies.
— Je crois que je vais porter plainte, décide-t-elle.
Je m'affale sur ma chaise, sans doute trop précipitamment pour que mon désespoir passe inaperçu.
— Ne te tracasse pas, Nicole, je ne pense pas que nous soyons en danger.
Non. Nous ne le sommes pas. Mais Yanis est dans de beaux draps et moi aussi par la même occasion. N'ai-je pas menti sur sa présence ? Ne suis-je pas en ce moment même en train de mentir ? Je devrais lui dire la vérité, c'est ma conscience qui me taraude, mais si je le fais, je gâche la splendeur de cette journée et de leurs retrouvailles. Étant donné l'image très positive que Monica peut avoir de son petit-fils, la désillusion sera violente.
— Nous n'avons pas tellement de preuves ou d'indices.
— J'ai d'autres éléments, maintient-elle. Parce qu'à mon avis, tout est lié. L'année dernière : des tags insultants sur la boîte aux lettres, cet été, colis perdu, et notre poubelle sans cesse sortie du conteneur juste avant le passage du camion ? Et Rodolphe ?
Son chat. Disparu plusieurs jours, il y a cinq ans. Il a été retrouvé dans la cage d'escalier et est mort deux jours après son retour chez nous. Monica a mis beaucoup de temps pour s'en remettre.
— J'ai toujours suspecté une tentative d'assassinat.
— Rodolphe avait une insuffisance rénale.
— Oui et il a suffi qu'on lui donne des croquettes pour chaton pour aggraver son cas.
Pendant des mois, Monica a extrapolé sur des millions de théories pour expliquer la mort brutale de cette boule de poils qu'elle aimait plus que tout. De mon côté, j'ai un faible pour les chiens : un euphémisme pour cacher mon aversion à l'égard des félins.
Et puis, « Rodolphe », ce n'est pas un nom adéquat pour un matou.
— Ce n'est pas une tentative d'assassinat que de donner des croquettes de chaton à un vieux chat, affirmé-je.
J'engouffre une première bouchée. Monica a déposé son tricot. Elle regarde son assiette, pensive, et ne touche pas sa fourchette.
— Je ne voulais pas t'inquiéter, ma Nicole, mais ce vol... C'est la goutte d'eau qui fait déborder le pastis. Et j'ai des soupçons.
— Qui ?
Je manque de tomber de ma chaise en posant cette question.
— Quelqu'un du 17. Une personne de l'immeuble. Une personne mal intentionnée.
Je lève les yeux au ciel.
— Il y a des gens bizarres ici, je le conçois, mais pas de voleurs, cambrioleurs ou cinglés psychopathes. Pas encore.
Si Monica s'aventure sur le terrain de la paranoïa, on n'est pas sortis d'affaire.
— Tu penses à Georgette, c'est ça ? Parce qu'elle te gonfle avec ses cantiques qu'elle chante à la fenêtre tous les matins ?
— Cette vieille branche est trop neuneu pour mener une guerre sur la longueur. Non, pour le moment, je n'ai pas de suspect précis. Myriam est perchée, trop peu futée. Esteban pourrait bien vouloir gagner du fric, je ne sais pas si son boulot de mannequin paye bien. Et n'oublions pas Francis.
J'ai entendu plus d'une rumeur sur notre voisin du cinquième. C'est un solitaire qui limite les contacts avec les autres habitants de l'immeuble. Comme c'est aussi un excentrique, il est soupçonné par beaucoup, dont Natacha, d'être un serial killer. Ni plus ni moins. Une théorie farfelue parmi tant d'autres.
— La famille Bondoux me fait de plus en plus mauvaise impression, continue Monica en saisissant enfin sa fourchette. Ils passent leur temps à déplorer des conditions de vie qui se dégradent dans l'immeuble. Ils peuvent parler ! L'un de leurs gosses a fait une cagade l'autre jour en bloquant l'ascenseur.
— Je ne savais pas que c'était leur fils le responsable.
— Tu es trop souvent à la boutique, ma belle. Pendant ce temps-là, moi j'en entends des vertes et des pas mûres.
Je l'imagine parfaitement l'oreille collée sur le battant de la porte à écouter les bruits de couloir.
— Je serai vigilante, promis. Et on a peut-être des caméras de surveillance dans la rue.
Maintenant que j'y pense, je frémis. Des preuves laissées par Yanis de son intrusion dans l'immeuble, il pourrait bien y en avoir aussi.
— Quel jour et à quelle heure ?
— Ça n'a pu se passer que lorsque je n'étais pas ici, énonce Monica. Je soupçonne fort notre soirée de lundi. Ce qui exclurait déjà certaines personnes de la liste des suspects. Sauf si l'une d'elles a un complice.
— Je suis remontée dans l'appartement pour chercher ma pelote, ce soir-là. Je n'ai... rien vu d'anormal.
Je viens probablement de me mettre une balle dans le pied, Monica me jette un regard suspicieux.
— Tu as mis beaucoup de temps à redescendre d'ailleurs.
— À cause de Gaël, me justifié-je. Sa présence et les allusions de Georgette, c'était trop pour moi.
— Je comprends tout à fait. En plus, maintenant que tu as vu Yanis, il est certain que Gaël est encore moins attrayant.
Je gagne un clin d'œil. Les minutes qui suivent, nous nous perdons dans des réflexions silencieuses. Je finis mon assiette en deux temps, trois mouvements et prétexte un tour aux toilettes pour quitter la table plus vite que d'ordinaire. Une fois enfermée, je prends mon téléphone. Comme convenu, Yanis m'a envoyé un message pour que j'obtienne son numéro.
[Merci encore pour ton aide et bonne soirée. Yanis]
Je l'enregistre aussitôt et lui en adresse un à mon tour.
[Monica vient de s'apercevoir qu'il manquait un collier et un bracelet dans ses bijoux. Elle est loin de te soupçonner, mais je sais que c'est toi. Si tu me les restitues au plus vite, je te laisse tranquille. Sinon, je serai obligée de porter plainte. Bravo ! Tu as tout gâché.]
Ces derniers mots sont amers, je suis en colère. Son mensonge a terni quelque chose. Peut-être la beauté de ce moment que nous avons vécu aujourd'hui.
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Des aiguilles sous le sapin
RomantizmRien ne prédestinait Yanis, chômeur et père célibataire, à vendre des pelotes de laine. Il n'a pas eu le choix : c'était ça ou finir chez les flics. Ça lui apprendra à cambrioler sa grand-mère ! Il doit en plus suivre les ateliers tricot de Nicole...