6 - Nicole

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Ce matin, le temps est couvert. Je ne porte en général que peu d'attention à la météo, pour cause : je suis une fille d'intérieur. 

Ma journée débute dans l'appartement de Monica, puis je descends au rez-de-chaussée pour ouvrir la boutique jusqu'à l'arrivée de Natacha.

Le jeudi, vendredi et samedi, c'est elle qui fait l'ouverture. Mais je ne vais pas compter mes heures supplémentaires dans les jours à venir, notre planning est chargé. J'ai mille projets et seulement deux bras. Sans compter que je suis crevée.

Hier, je me suis couchée tard. Après avoir remis en ordre l'appartement que cet imbécile de Yanis a mis sens dessus dessous, je suis retournée chez Georgette, muette comme une carpe. Tout le monde a bien senti que je n'étais pas dans mes baskets, j'avais même une pelote blanche en main plutôt que la noire que j'étais partie chercher.

Je me suis affalée devant le dernier épisode de « The Love Building », incapable de me concentrer sur les « Josh, je suis enceinte de toi », « Hailey, je t'ai toujours aimé. »

Gaël a trouvé une excuse valable pour s'échapper, Myriam s'est endormie sur son tricot et moi, j'ai fini dans mon lit à me tourner dans tous les sens, sans trouver le sommeil.

Je n'aime pas mentir, cependant c'est ce que je fais parce que je n'ai prévenu personne du cambriolage raté. Je sais que j'aurais dû en parler, je devrais aussi prendre mon courage à deux mains et appeler la police. 

Pourtant, j'ai l'impression qu'en agissant d'une façon ou d'une autre, je commets une mauvaise action, que je fais du mal à quelqu'un et ce n'est pas dans mon tempérament.

Mais là, aujourd'hui, c'est moi qui me morfonds et je ne sais pas à qui me confier. Quand je verrai Natacha, je vais craquer et tout lui dire, je ne peux pas porter seule ce poids sur mes épaules.

Cette nuit, j'ai pensé à Yanis. Ce qu'il a fait m'a fichu une trouille monumentale. Brutus a dû être traumatisé aussi, même si en cet instant, il roupille dans son panier et ne montre rien de son désarroi. Le pauvre, il a sûrement été drogué, il était tout chancelant quand je l'ai libéré de la salle de bains.

Je songe à mon soutien-gorge, mes petites culottes, les strings jetés au sol dans ma chambre. Yanis est entré dans mon espace privé, il a fouillé mes affaires. Plus j'y pense et plus je suis en colère. 

Ce qu'il a fait, c'est mal, il mériterait de le payer. Pour qui se prend-il ? Et comment a-t-il su que nous étions en soirée au deuxième étage ? Sa venue a été calculée, il nous espionnait.

Vraiment, son acte est grave et j'ai passé l'éponge trop rapidement. Je suis certaine qu'il ne va pas tenir parole, donc comme une crétine, je me suis fait rouler dans la farine en lui proposant ce marché. Je vais passer pour une fille naïve, inconsciente, et c'est moi qui vais recevoir les critiques et les reproches.

Monica arrive dans la cuisine et surprend mon soupir.

— Tout va bien, ma petite fleur ?

Ce surnom adorable me fait sourire. Je me détourne de la fenêtre et lui adresse un hochement de tête destiné à la rassurer. Parce qu'elle me donne tellement d'affection, je lui offre de temps en temps un bouquet. Le dernier, je l'ai acheté dimanche : des tulipes rouges pour son anniversaire. Elle a fêté ses quatre-vingt-sept ans. De là lui vient cette manie de m'appeler « petite fleur ». Nos tempéraments sont bien différents, mais nous sommes parvenues à trouver notre équilibre entre écoute et compréhension.

— Je n'ai pas très bien dormi cette nuit, pour dire la vérité.

Elle atteint la table de la cuisine, non sans mal. Monica a de plus en plus de difficultés à se déplacer. Elle utilise sa canne pour sortir et dans l'appartement, elle se tient aux meubles et rugit quand on lui propose de l'aide. Madame a sa fierté.

Monica est âgée et les problèmes de santé se sont accumulés ces derniers mois, elle a subi une intervention chirurgicale pour son genou qui la faisait souffrir depuis sa chute dans les escaliers. Désormais, j'insiste pour qu'elle prenne l'ascenseur, ce qu'elle rechigne à faire, car elle aime l'effort physique.

Dans sa tête, Monica a certainement un âge proche du mien, c'est-à-dire qu'elle n'a pas encore trente ans. Je la regarde avec tendresse et admiration disposer sa serviette de coton brodé à côté d'une tasse et se verser du thé avec une cuillère de sucre. Un rituel que je connais par cœur, je lui ai tout préparé.

Avant d'arriver en France, il y a un peu plus de cinquante ans, Monica a été une célèbre actrice, elle a tourné avec de grands noms du cinéma américain dans les années soixante et soixante-dix. Des portraits de cet âge d'or décorent son salon. Sur le buffet, elle expose ses récompenses et aime à rappeler qu'elle a failli gagner un Oscar. 

Qu'elle ne l'ait pas eu reste l'une des plus grandes déceptions de sa vie. Je la contemple avec tendresse, sa simple présence me fait sentir chez moi, à ma place, dans un cocon chaleureux.

— Que t'arrive-t-il, Nicole ? Tu es amoureuse ?

Je sursaute, me reprends aussitôt pour boire cul sec mon petit café.

— Non, je me perds dans mes pensées.

— Tu souris comme une Marie-couche-toi-là. Allez, viens t'asseoir.

Monica est une maîtresse femme, franche et autoritaire, il faut savoir argumenter avec elle pour la faire changer d'avis. Rares sont les fois où j'y suis parvenue. Alors je m'exécute et prends place sur la chaise face à elle.

— Ne me dis pas que c'est ce pantin de Gaël qui te fait frémir.

— Absolument pas ! Ce n'est pas... mon genre et il n'est pas intéressé.

— Tu as raison. Les hommes sont des foutriquets, on peut vraiment s'en passer. Mais celui-là... il atteint des sommets ! D'accord, il a un physique agréable. Enfin, crois-en mon expérience : ce n'est pas un bon coup.

Je m'étouffe avec ma salive. Je ne m'habituerai jamais au franc-parler de Monica. Elle s'amuse à reprendre le vocabulaire peu épuré de Natacha en pensant se mettre ainsi au goût du jour. Avant que je ne m'offusque et tente de défendre Gaël — car mon amie me connaît et elle sait que je vais tenter de lui trouver des qualités pour compenser ce jugement acerbe — Monica reprend :

— Georgette se met le doigt dans l'œil ! Elle l'a traîné de force dans cette soirée, mais le gentil bonhomme s'est ennuyé tout du long. Et je vais te dire le fond de ma pensée.

— Je pensais que tu me l'avais déjà donnée.

— Pas en entier. Quand je dis que ce n'est pas un bon coup, je veux parler des filles.

— Hein ?

— Son petit chouchou de Gaël à la Georgette, il préfère les hommes.

— Comment tu peux savoir ça ?

— C'est Esteban qui me l'a dit.

Le Don Juan du quatrième.

— Comment en êtes-vous arrivés à parler de ça ?

— Parce que cet énergumène voulait des infos sur toi, petite fleur. Il cherche à t'afficher sur son tableau de chasse, j'ai donc tenté de détourner son attention en prétendant que tu t'intéressais au neveu de l'autre dingue et c'est là qu'il m'a dit « impossible, je l'ai vu dans un bar gay ». Tu comprends ? Gaël, dans un bar gay.

— Monica, ce n'est pas parce qu'il était dans ce bar qu'il est forcément gay, m'offusqué-je. Après tout, si Esteban l'a vu, ça prouve que n'importe qui, même un type avide de conquêtes féminines, peut s'y rendre.

— C'est parce qu'Esteban joue sur les deux tableaux, un peu comme ta Natacha.

Nat aussi aime bien tout le monde : les filles et les garçons, Esteban et la caissière de la supérette au bout de la rue. Elle est pansexuelle, comme elle dit avec fierté.

Je me prends la tête entre les mains, je ne sais plus comment on en est arrivé à avoir cette discussion.

Monica a un talent fou pour trouver des conclusions percutantes :

— Les hommes, ce sont de vrais nids à emmerdes !

Des aiguilles sous le sapinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant