Chapitre 6 - Le Poids du Silence

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   Gabriel passa encore quelques jours à s'imprégner de l'atmosphère étrange du village, qui semblait s’étirer dans un silence pesant. Le moindre bruit, le grincement d’une vieille porte, le piaillement d’un oiseau solitaire, se transformait en une note discordante, presque menaçante, résonnant dans l'air immobile. Le village, sous sa façade de tranquillité, vibrait d'une énergie palpable, comme un secret trop longtemps caché qui attendait d'être révélé.

La maison où Gabriel logeait n'était pas en reste. Ses murs portaient des échos, des murmures à peine audibles la nuit, comme des soupirs d’âmes errantes piégées entre les planches de bois séculaires. Bien que fonctionnelle et entretenue, elle semblait habiter une histoire qui pesait dans l'air, une présence presque tangible. La lumière, traversant les rideaux jaunis, projetait des ombres longues et inquiétantes. Chaque pièce, chaque recoin, était un potentiel gardien de secrets oubliés.

Ce matin-là, une étrange intuition le poussa à monter au grenier. Gabriel gravit les marches en bois avec précaution, chaque pas faisant grincer les vieilles planches, comme un avertissement. Une fine couche de poussière recouvrait tout, et il se sentit bientôt envahi par une odeur de renfermé, un mélange d’humidité stagnante et de vieux tissus oubliés. La lumière, filtrée par les petites fenêtres poussiéreuses, tombait en faisceaux dorés, révélant des volutes de poussière dans un ballet hypnotisant.

En fouillant parmi les caisses abandonnées, ses doigts rencontrèrent quelque chose de froid, de métallique : une boîte en fer, dissimulée sous une pile de linge usé, à moitié rongé par le temps. Le cœur de Gabriel s’accéléra, un mélange d’anticipation et de crainte se nouant dans son ventre. Avec des gestes précautionneux, il souleva le couvercle qui crissa, dévoilant des trésors d'un passé trouble : des coupures de journaux, soigneusement pliées et conservées, relatant des disparitions mystérieuses qui avaient marqué le village sur plusieurs décennies.

Les articles semblaient presque suspendus dans le temps, avec des visages figés, jeunes, souriants. Des regards pétillants, des sourires sincères, capturés juste avant d'être arrachés à la vie. Chaque nom, chaque âge, chaque histoire se lisait avec une familiarité morbide, comme si ces âmes disparues chuchotaient leur histoire à Gabriel. Il effleura les bords jaunis des photos, son doigt suivant les lignes des visages, ressentant une tendresse inexplicable pour ces inconnus. Une douleur sourde s’insinua en lui, un malaise qui se mua en colère. Qui étaient-ils, et pourquoi personne n’en parlait ?

Avec un air de défi, il se rua sur son ordinateur, cherchant en ligne des informations supplémentaires. Rien. Pas un article, pas un dossier, pas même un simple avis de recherche numérisé. C'était comme si ces personnes n'avaient jamais existé, effacées du temps et de la mémoire collective. Un frisson le parcourut : était-il vraiment possible qu'un village entier ait oublié autant de gens ?

Déterminé, Gabriel se rendit à la bibliothèque locale, espérant y trouver des archives ou des témoignages. La bâtisse se dressait au bord de la rue principale, massive, imposante, une forteresse silencieuse de savoirs et de mystères. Ses murs de pierre étaient envahis par la mousse, et ses fenêtres semblaient des yeux fermés, gardant jalousement des secrets enfouis. Lorsqu'il franchit le seuil, un froid presque surnaturel l’enveloppa. L'air sentait le papier jauni, la cire de bougie, et l’humidité ancienne. Une lumière tamisée tombait des lampes suspendues, créant des jeux d’ombres inquiétants parmi les étagères poussiéreuses.

Une vieille femme, assise derrière le comptoir, l’observa avec un regard perçant. Ses cheveux, d’un blanc éclatant, encadraient un visage marqué de rides profondes, mais ses yeux, d’un bleu acéré, semblaient lire en lui avec une étrange acuité. Elle portait un pull tricoté, dont les manches trop longues cachaient ses poignets fins. Lorsqu’il s’approcha, elle esquissa un sourire énigmatique, comme si elle savait pourquoi il était là.

"Dites-moi," murmura-t-elle d'une voix douce mais bien trop alerte pour son âge, "c'est pour les disparitions, n'est-ce pas ?" Ses yeux s’accrochèrent aux siens, scrutant, fouillant.

Gabriel inclina légèrement la tête, surprit mais pas décontenancé. Ses traits, habituellement calmes, se figèrent dans une expression sérieuse. Il avait cette capacité naturelle à captiver l'attention, avec son regard bleu acier qui semblait transpercer les âmes. Il répondit par un sourire léger, une expression envoûtante, presque désarmante.

La vieille femme sembla hésiter, troublée. Puis, dans un soupir, elle disparut derrière un rideau de perles cliquetant, pour revenir avec trois classeurs massifs qu'elle déposa devant lui. La poussière s’éleva, et Gabriel se sentit pris dans un tourbillon de curiosité. Il ouvrit le premier classeur, découvrant des avis de recherche, des photos, des noms soigneusement notés. Des enfants, des adolescents, des jeunes adultes. Tous rayonnants, figés à jamais. Chaque page tournait comme un cri silencieux, et l’air se faisait plus lourd.

La bibliothécaire s'approcha de lui, et Gabriel sentit sa présence, rassurante mais aussi chargée d’une gravité mystérieuse. Ses mains tremblaient légèrement, et ses yeux ne cessaient de surveiller les alentours, comme si quelqu'un les écoutait.

"Ils disparaissent, et personne n’en parle," dit-elle, sa voix s’étranglant presque dans un murmure. "Ici, le temps les efface. Il les enfouit, et les vivants apprennent à se taire."

"Pourquoi rien n’est publié en ligne ? Pourquoi est-ce que tout a été effacé ?" demanda-t-il, son ton grave, ses mots lourds. Il leva les yeux vers elle, cherchant une réponse, une vérité. Mais son expression demeurait fermée, voilée d'une peur ancienne.

La vieille femme serra les lèvres, avant de répondre d'une voix amère : "Ceux qui ont cherché la vérité n'ont jamais eu le temps de la révéler. Un journaliste… un homme tenace… il a essayé, mais il a disparu lui aussi."

Gabriel resta un moment silencieux, digérant ces révélations. Les ombres semblaient plus épaisses, et il sentit une inquiétude rampante. Mais il était loin d'abandonner. Il se tourna de nouveau vers les classeurs, cherchant désespérément un indice, un fil conducteur. Il était pris dans un enchevêtrement de mystères, et il sentait la vieille femme l'observer, attentive, peut-être protectrice.

"Vous n’êtes pas comme les autres," souffla-t-elle enfin. "Vous avez quelque chose en vous… mais prenez garde. Ce village a un moyen d’attirer les âmes, et de les garder à jamais."

Un sourire en coin éclaira son visage, un sourire troublant, mi-rassurant, mi-séduisant. "Merci pour l’avertissement," répondit-il doucement, sans toutefois cacher la lueur de défi dans son regard. Elle lui effleura le bras, ses doigts frêles mais fermes.

"Les ombres sont partout," murmura-t-elle. "Soyez prudent, jeune homme."

Gabriel la remercia et, en quittant la bibliothèque, sentit le vent froid lui mordre la peau. Il resserra son manteau, le cœur battant. Chaque fenêtre, chaque recoin sombre du village, semblait le suivre des yeux. Mais quelque chose en lui s'éveillait, une détermination, un feu ardent. Ces disparus n’étaient pas que des fantômes ; ils méritaient qu’on les écoute.

De retour chez lui, il s’installa sur le sol froid du salon, les journaux éparpillés autour de lui. Chaque visage, chaque nom, devenait une promesse. Une promesse qu’il ne briserait pas, même si cela signifiait affronter les ténèbres du village.

L'envers des ombresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant