Chapitre 2 - La Brume de l'Abandon

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   Le moteur de la voiture de Gabriel vrombissait avec une cadence monotone, une pulsation rassurante qui rompait à peine le silence oppressant qui l’enveloppait. La route, longue et sinueuse, s’étirait à perte de vue, bordée d’une forêt qui semblait se resserrer un peu plus à chaque kilomètre. Gabriel tenait fermement le volant, ses mains posées dessus avec une tension sous-jacente, tandis qu’un léger halo de lumière diffuse traversait la brume matinale. Les veines saillantes sur ses poignets, semblables à des rivières serpentant sous la surface d’un marbre pâle, trahissaient une nervosité qu’il tentait de masquer.

Le monde derrière lui s’évanouissait peu à peu. Les dernières traces de la civilisation s’éteignaient lentement, et il se retrouvait seul, suspendu entre passé et avenir, tel un funambule hésitant sur un fil invisible. Son regard, parfois fuyant, se posait sur le rétroviseur, où le souvenir de la ville – des lumières scintillantes, des rues familières – se dissipait dans la brume, comme un mirage insaisissable. Il n’avait rien laissé derrière lui qui comptait vraiment, ni famille, ni amis pour s’inquiéter de son absence. À vrai dire, ce sentiment d’abandon lui était étrangement familier, presque apaisant. Je pourrais disparaître, et qui s’en soucierait ?

Ce murmure d’abandon prenait de l’ampleur dans sa poitrine, et Gabriel se sentait comme un bateau dérivant au gré d’un courant invisible, sans destination claire. Sa vie n’avait été qu’une série de départs inachevés, une suite de promesses qu’il n’avait jamais su tenir. Ici, sur cette route déserte, au milieu de nulle part, il ressentait une légèreté qui frôlait le vide, une envie diffuse de se fondre dans ce paysage de brume et de silence.

Les arbres décharnés, aux branches tordues, défilaient devant lui comme les spectres d’un royaume oublié. Leurs silhouettes maigres et torturées se dressaient, des gardiens silencieux de secrets enfouis. Leurs racines invisibles semblaient s’étendre vers la route, prêtes à s’enrouler autour de la voiture pour l’entraîner dans un profond abîme. Gabriel avait l’impression que la forêt l’observait, le jaugeait, comme si elle savait quelque chose qu’il ignorait.

À mesure que la route s’étirait, le silence de cet endroit s’alourdissait autour de lui, comme une couverture trop épaisse. Une sensation sourde, presque étouffante. Puis, il remarqua une ombre lointaine dans le rétroviseur. Une voiture noire, glissant dans son sillage avec une fluidité inquiétante. Elle n’était ni trop proche, ni trop éloignée, mais il savait qu’elle était là, calquée sur son rythme. Ses mains se firent plus fermes sur le volant, le cuir froid contre ses paumes moites. Une vague de tension parcourut son dos, descendant le long de sa colonne vertébrale, jusqu’à ses pieds immobiles.

D’abord, il pensa à une coïncidence, un autre voyageur perdu dans l’immensité de la route. Pourtant, l’ombre restait obstinément dans le champ de son rétroviseur, silencieuse, mystérieuse. Il accéléra légèrement, presque malgré lui, espérant semer l’intrus. Son cœur battait plus vite, et il sentit sa respiration se faire plus courte. Peut-être n’était-ce qu’une simple illusion... Mais la voiture noire persistait, sa silhouette obscure oscillant dans la brume, telle une promesse de danger.

L’ombre disparut finalement, engloutie par la brume, mais cette brève apparition laissait un goût amer, une pointe d’appréhension dans le creux de son estomac. Son regard se fixa de nouveau sur la route, tandis qu’il continuait de rouler, tentant de dissiper l’étrange sensation d’être observé. L’angoisse qui s’était installée dans sa poitrine, légère mais bien présente, éveillait en lui un sentiment familier qu’il pensait avoir enterré depuis longtemps.

La solitude se renforçait à chaque kilomètre, comme un poison lent qui le consumait. Il pensait à sa vie, à ce vide qu’il traînait derrière lui tel un spectre silencieux. Enfant, il n’avait jamais connu l’étreinte d’une famille aimante, ni le réconfort d’amis proches. Ses parents, ils ne m'en avait aucun souvenir. Il avait grandi dans une succession de foyers temporaires, d’appartements anonymes, de couloirs silencieux. L’amour et l’affection n’étaient que des concepts étrangers, presque incompréhensibles, et il avait appris très tôt à ne compter que sur lui-même.

Pourtant, en cet instant précis, face à l’immensité du vide qui l’entourait, il ressentait une étrange satisfaction. Ce n’était pas la solitude qui l’effrayait, mais le fait de n’avoir aucun lien, aucun ancrage. L’idée de se perdre dans ce néant, de disparaître sans laisser de trace, lui semblait presque séduisante. Peut-être était-ce pour cela qu’il avait accepté l’invitation de cette lettre. Parce qu’au fond, cette mission pouvait lui offrir un point de rupture, une frontière vers laquelle courir sans retour.

Là, dans la brume oppressante de cette forêt, son désir d’abandonner toute prétention à l’espoir se renforçait, et l’idée d’un voyage sans retour devenait presque douce. Qu’importe si je n’en reviens pas ?

Au loin, il crut apercevoir à nouveau des mouvements entre les arbres, des formes indistinctes glissant d’ombre en ombre, comme des présences tapies dans l’obscurité. La brume devenait presque tangible, s’insinuant autour de sa voiture avec une froideur palpable. Passant sa main sur son visage, il essuya une sueur fine qui perlait sur son front, puis jeta des regards furtifs vers la forêt.

Les souvenirs se mélangeaient à la réalité, chaque arbre, chaque forme fantomatique ravivant en lui une ancienne blessure. Il avait vécu toute sa vie dans un labyrinthe d’incertitudes et de doutes, emprisonné dans un monde où rien n’avait de sens. La solitude et l’absence d’attaches avaient toujours été son lot, mais aujourd’hui, ce vide semblait prendre une nouvelle dimension. La route sinueuse, le silence oppressant, la voiture noire qui avait disparu aussi soudainement qu’elle était apparue... Tout cela formait un puzzle, une énigme dont il se sentait une pièce incomplète.

Dans un dernier élan de conscience, il réalisa que ce voyage représentait bien plus qu’une simple exploration. C’était une quête intérieure, un chemin vers ses propres ténèbres, une confrontation avec ses démons. La brume s’épaississait encore, presque comme si elle cherchait à l’engloutir, à le tirer dans ses profondeurs insondables.

Quelques heures plus tard, il atteignit enfin les abords d'Auresville, sa voiture se fondant dans la brume de cette terre inconnue, tel un dernier vestige de lumière absorbé par l’obscurité.

L'envers des ombresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant