Chapitre 21 - Fragments de Mémoire

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    Gabriel se redressa, inspirant doucement avant de poser une question qui semblait lui peser. "Esteban, tu... tu as prévenu les autres ? Nos frères et sœurs ?"

Le visage d'Esteban s'assombrit légèrement, un voile d'incertitude passant dans ses yeux. "Non," avoua-t-il, sa voix basse et hésitante. "J'avais trop peur... que ce soit un faux espoir. Que tu ne sois pas vraiment toi. Je ne voulais pas les blesser... pas encore."

Gabriel le regarda attentivement, cherchant les mots pour exprimer ce qu’il ressentait. Finalement, il plongea son regard dans celui d'Esteban, avec une intensité que ce dernier n'avait jamais vue chez lui. "Tu sais... ça me fait bizarre. Personne ne m'a jamais regardé comme tu me regardes."

Esteban fronça légèrement les sourcils, surpris. "Comment ça ? Je te regarde comment ?"

Gabriel sourit timidement, son visage prenant une expression douce. "Tendrement... gentiment... avec amour."

Un sourire gêné étira les lèvres d'Esteban. Il détourna le regard un instant, passant une main nerveuse sur sa nuque. "C'est possible..." murmura-t-il, son cœur battant un peu plus vite.

Un silence s'installa alors, lourd de tout ce qui n'avait jamais été dit. Les murs de la pièce semblaient se refermer sur eux, chaque battement de cœur résonnant dans l'air. Leurs regards se croisèrent, et pendant quelques longues secondes, le monde autour d'eux sembla se suspendre. Ils étaient juste là, l'un avec l'autre, comme si aucun mot n'était nécessaire pour comprendre ce qui les liait.

Finalement, Esteban brisa le silence, posant une question qui pesait sur son cœur. "Parle-moi un peu de ta vie... après nous. Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ?"

Gabriel inspira profondément, comme s'il s'apprêtait à soulever un fardeau enfoui depuis longtemps. "Le tout début est un peu flou... Je ne me souviens pas bien de ma sortie de l'hôpital." Sa voix se brisa légèrement, la douleur refaisant surface. "Je me rappelle seulement qu'on m'a posé beaucoup de questions auxquelles je ne savais pas répondre. J'avais mal partout, des griffures sur le corps, un bandage sur l'épaule... et j'ai pleuré, pendant des heures. Je demandais où j'étais, qui j'étais... et personne ne répondait."

Esteban ferma les yeux, chaque mot de Gabriel s'enfonçant en lui comme une lame, creusant encore un peu plus la blessure d’un passé qu’ils avaient tenté de fuir.

Gabriel reprit, le regard perdu dans un point invisible. "Finalement, ils m'ont donné un prénom. Gabriel. J'ai appris bien plus tard que c'était parce que c'était la Saint-Gabriel, ce jour-là. Ils m'ont dit que mes parents m'avaient maltraité, que j'avais cette cicatrice parce qu'ils m'avaient frappé si fort que j'en étais devenu amnésique..."

Esteban serra les poings, la mâchoire tendue, sa colère se mêlant à la tristesse. Il se revit enfant, impuissant face à la brutalité de leur enfance, les souvenirs douloureux resurgissant sans crier gare.

Gabriel continua, sa voix s'affaiblissant, chaque mot pesant sur son cœur comme une pierre. "Après quelques jours à l'hôpital, ils m'ont emmené dans une voiture... et je suis arrivé dans ma première famille d'accueil. Pendant dix ans, j'ai été baladé de famille en famille. À chaque fois, il fallait tout recommencer... comme si j'étais une valise qu'on trimbalait d'un endroit à l'autre."

Esteban, le regard baissé, murmura doucement, "Dans un sens... ils ne t'ont pas menti sur tout. Nos parents étaient bien violents. Des vrais... des vrais connards. Mais cette cicatrice... c'était une autre histoire."

Gabriel fronça les sourcils, ses yeux plongés dans ceux d'Esteban. "Et maintenant... où sont-ils ? Nos... parents ?"

Esteban s'adossa, les bras croisés comme pour se protéger des souvenirs qui affluaient. "Notre père est mort d'un cancer des poumons." Il marqua une pause, l'amertume se glissant dans sa voix. "Quant à notre mère... elle est partie avec un jeune de vingt-quatre ans. Un toxico, comme elle. Elle nous a abandonnés... A peine deux ans après ta disparition."

Gabriel déglutit, laissant ces révélations s'imprégner en lui, même s'il n'avait aucun souvenir de ces parents absents. Le visage d’Esteban se déformait sous le poids de la douleur, et Gabriel pouvait presque sentir la souffrance qui émanait de lui, chaque mot comme une flèche tirée vers son propre cœur.

Esteban poursuivit, la voix rauque. "Elisa, elle... elle a pris soin de nous. C'est elle qui s'est battue pour obtenir des nouvelles de l'enquête, pour qu'on ne nous oublie pas, même quand les flics avaient déjà tourné la page, nous classant comme de simples enfants de drogués."

Gabriel le regarda avec une certaine inquiétude, ses yeux cherchant des réponses. "Et... où est Elisa maintenant ?"

À ce nom, Esteban ferma les yeux, une larme silencieuse roulant sur sa joue. Il tenta de l'essuyer discrètement, mais Gabriel le vit. "Elisa... elle n'a pas supporté de te perdre." Sa voix se brisa, et il eut du mal à continuer. "Elle a attendu... elle a attendu que nous soyons tous en sécurité, que chacun de nous soit bien, qu'on ait trouvé une vie stable. Et... et après ça... elle est partie. Elle nous a quittés."

Un silence lourd envahit la pièce, chaque mot semblant flotter dans l'air comme une douleur partagée. Gabriel, bouleversé, tendit la main et saisit celle d'Esteban, le tirant doucement contre lui. Ignorant ses propres douleurs physiques, il le serra aussi fort qu'il le pouvait, comme pour rassembler les morceaux éparpillés de leur passé.

Esteban, les épaules secouées par des sanglots qu'il n'avait pas laissés sortir depuis trop longtemps, se laissa aller dans cette étreinte, s'abandonnant à la chaleur et au réconfort que Gabriel lui offrait. Ensemble, dans ce moment de vulnérabilité partagée, ils trouvaient enfin un semblant de paix au milieu des ruines de leur passé.

Esteban se réinstalla sur sa chaise, un sourire nostalgique sur le visage. Il ria avec une tendresse à peine dissimulée. "Toujours aussi fort pour réconforter, ça m'avait manqué." À ce moment, l'infirmière, aperçue plus tôt, entra dans la pièce avec un grand sourire.

"Bonjour, messieurs ! J'ai une bonne nouvelle ! Mon supérieur a accepté de comparer vos sangs. Allons-y." Les garçons hochèrent la tête, un mélange d'anticipation et d'inquiétude s'installant dans l'air. L'infirmière sortit deux seringues de sa poche, préleva un peu de sang à chacun d'eux, et leur annonça que les résultats seraient disponibles d'ici 24 heures. Ils la remercièrent chaleureusement, et, alors qu'elle sortait, la conversation reprit son cours.

Gabriel, curieux, demanda à Esteban ce qu'il faisait dans la vie et ce que devenaient leurs frères et sœurs.

Esteban souria, fier de ses frères et sœurs. "Eh bien... Avant de... nous quitter, Elisa était aidé soignante. Elle avait trente-cinq ans. Malo, lui, il a trente-trois ans, il est militaire. Si tu l'avais vu la première fois qu'il a porté l'uniforme, tu n'aurais jamais vu un gars aussi fier ! En ce moment, il est au Liban. Il a trois enfants : une petite Lilou de huit ans, une petite Hannah de trois ans et un petit Mathieu de dix ans. Tu devines après qui il a appelé son fils, n'est-ce pas ? Anaëlle, elle, a trente ans, elle est maîtresse d'école. Elle a aussi des enfants : Maelisse six ans et Romain quatre ans. Et puis il y a Thomas, vingt-six ans, il est ébéniste et essaie d'avoir un bébé avec sa copine... Moi, je suis mécanicien, j'ai mon propre garage, et je suis père de trois petits garçons, des triplets qui vont bientôt avoir deux ans : Louis, Sofian et... Théo. Tu ne te rappelles pas, mais c'est comme ça que je t'appelais."

Gabriel ria à cette révélation, une mélancolie joyeuse dans le ton. "Eh bien, c'est magnifique. Mattheo était un enfant extrêmement aimé. Ça m'énerve de ne pas réussir à prendre conscience que je suis ce garçon."

Esteban lui prit la main, son regard ancré dans celui de Gabriel. "Je ne peux pas imaginer combien ça doit être éprouvant de se poser autant de questions sur soi-même. Mais sache que je t'aime, et que je ferai tout pour te protéger."

Gabriel, touché par cette déclaration, se sentit submergé par une vague de gratitude. "Merci, Esteban."

Ils restèrent un moment silencieux, le temps semblant s'étirer, créant un cocon autour d'eux. Les ombres du passé se dissipaient lentement, tandis qu'ils partageaient des histoires de leurs enfances, de leurs rires, de leurs échecs et de leurs espoirs. Ils étaient deux fragments d'un même puzzle, se reconstruisant peu à peu, jour après jour, dans ce labyrinthe d'émotions.

L'envers des ombresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant