Le grincement de la porte d'archives, lourde et massive, s'infiltra dans le silence poussiéreux de la pièce, marquant l'entrée de Gabriel dans cet espace chargé de souvenirs. Des rayonnages en bois sombre s'étendaient de part et d'autre, formant des couloirs serrés où la lumière des néons jaunis perçait à peine, donnant aux étagères une allure de cathédrale oubliée. L'air était lourd, imprégné d'une odeur âcre de papier vieilli, d'encre sèche et de bois humecté, comme si le temps lui-même y stagnait, figé entre ces murs décrépits.
Gabriel s'installa avec précaution à une table bancale, en face d'une pile de vieux journaux jaunis et de dossiers couverts de poussière. Ses mains parcouraient les pages de papier granuleux, déchiffrant les lettres érodées, retenant son souffle. Chaque article qu'il dépliait ajoutait une brume épaisse de mystère dans son esprit, une couche supplémentaire de tension qui s'enroulait autour de sa poitrine, comme une main invisible pressant lentement contre son cœur. Il sentait quelque chose de plus grand que lui, quelque chose de terrible, enfoui dans ces archives.
La lumière tamisée accentuait les ombres sur son visage tendu. Des gouttes de sueur perlaient le long de ses tempes alors que l'atmosphère étouffante de la pièce semblait resserrer son emprise. La table semblait tanguer sous le poids des dossiers, comme si elle peinait à supporter la lourdeur des secrets qu'elle abritait. Gabriel passa une main fébrile sur son front, espérant chasser la sensation oppressante qui grandissait en lui, mais chaque ligne qu'il lisait, chaque nom mentionné ravivait un malaise latent, une peur sourde qui émanait de ces pages comme un poison invisible.
Les noms des disparus s'alignaient les uns après les autres, formant une litanie sinistre, une sorte de comptine macabre : Nathanael, Leo, Louise, Clémence, Lucas, Mathis... Des noms figés dans le temps, des vies interrompues, suspendues dans un silence lugubre que personne n'avait su briser. Ses doigts parcouraient chaque nom, chaque mot comme une invocation silencieuse, une tentative désespérée de comprendre ce qui se cachait derrière cette tragédie. Gabriel se souvenait de la lettre de Rose, de sa douleur et de son désespoir ; il sentait ces mêmes émotions se glisser en lui, s'immisçant dans ses pensées, l'empoisonnant lentement.
À mesure qu'il avançait dans sa lecture, quelque chose d'étrange commença à se produire. Des visions floues, presque irréelles, s'immisçaient dans son esprit. À chaque nom, une image vague et troublante s'ancrait dans sa mémoire - des visages d'enfants aux yeux grands ouverts, figés dans une expression de peur pure, des traits effrayés qu'il sentait comme gravés au plus profond de son âme. Gabriel ferma les yeux un instant, serrant les paupières comme pour repousser ces fantômes qui semblaient surgir des pages.
Mais les images persistaient, imprimant leur horreur dans son esprit. Sa respiration se faisait plus rapide, incontrôlable, et il posa une main sur sa poitrine, espérant calmer le martèlement de son cœur. Ce n'était plus seulement de la curiosité morbide qui le poussait, c'était une peur viscérale, un sentiment d'urgence qui le submergeait de plus en plus. Son esprit refusait de croire que tout cela pouvait être réel, que ces visages, ces souvenirs épars et déchirés, pouvaient être autre chose que des fragments d'un rêve. Pourtant, au fond de lui, une voix sourde lui murmurait que ces visions n'étaient pas un simple jeu de son imagination. Elles semblaient réelles, brûlantes de vérité, et chaque détail, chaque expression de panique qu'il percevait dans ces visages devenait un écho insupportable de quelque chose qu'il avait peut-être vécu.
Sous l'effet de la tension, il passa nerveusement une main dans ses cheveux, tentant de reprendre ses esprits. Le geste machinal n'apporta aucun apaisement ; ses doigts tremblants ne faisaient que révéler l'angoisse qui le dévorait de l'intérieur. Sa nuque était raide, et un frisson glacé descendait le long de son échine, lui donnant la sensation d'être observé, traqué, comme un animal vulnérable dans un piège. Il se frotta le cou, cherchant en vain à apaiser le courant électrique qui parcourait son corps.
Soudain, une scène s'imposa à lui avec une brutalité déroutante. Les rayonnages poussiéreux de la salle d'archives disparurent, remplacés par l'image saisissante d'une forêt noire et dense. Gabriel se voyait enfant, sa silhouette frêle courant à travers les arbres, haletant de peur, les poumons en feu, le cœur battant à tout rompre. L'obscurité de la forêt semblait absorber toute lumière, étouffante, comme un monstre affamé. L'air était glacial, chaque respiration douloureuse, comme si le froid s'infiltrait dans sa chair, paralysant chaque mouvement.
Des branches griffaient ses bras et ses jambes, laissant des marques rouges qui brûlaient au contact du vent nocturne. Il sentait la douleur vive d'une lame invisible s'enfoncer dans son épaule ; la sensation était si réelle, si oppressante, qu'il porta instinctivement la main à son bras, comme pour s'assurer qu'il n'était pas réellement blessé. Ses doigts se refermèrent sur le vide, mais la douleur persistait, irradiant dans tout son corps. Il trébucha, tentant de se rattraper à un tronc rugueux, le bois humide s'enfonçant sous ses ongles. La panique montait en lui, irrépressible, chaque respiration devenant un cri étouffé, chaque mouvement un pas de plus vers un danger inconnu mais omniprésent.
Dans la vision, Gabriel savait qu'il fuyait quelque chose, une silhouette noire qui se mouvait avec une lenteur terrifiante, avançant vers lui comme un prédateur sûr de sa proie. Cette ombre, il ne pouvait la voir distinctement, mais il la sentait, sentait sa présence froide et lourde comme un spectre accrochée à lui. Les branches craquaient sous les pas de cette entité, des bruits sourds résonnant dans la forêt comme des tambours funèbres. Il accélérait, ses jambes flageolantes manquant de le lâcher, mais il savait qu'il ne devait pas s'arrêter. Le sol était meuble sous ses pieds, couvert de feuilles humides qui amortissaient ses pas, mais chaque mètre qu'il parcourait ne faisait que renforcer la certitude qu'il ne pourrait jamais échapper à cette ombre.
La vision se dissipa brutalement, ramenant Gabriel dans la salle d'archives, pantelant, désorienté. Ses doigts tremblaient toujours, et il sentit une douleur lancinante dans son épaule, un souvenir persistant de cette blessure fictive qui refusait de disparaître. Une migraine fulgurante s'empara de lui, martelant son crâne de l'intérieur comme un tambour infernal, le plongeant dans une sorte de brouillard mental où chaque pensée se heurtait à la suivante, créant un chaos insoutenable.
Le jeune homme inspira profondément, ses yeux fixés sur les articles éparpillés devant lui. Les lettres imprimées semblaient se brouiller, danser devant ses yeux fatigués, se transformant en une série de mots sans sens, pourtant imbibés d'une angoisse sourde. « Qu'est-ce qui m'arrive... ? » murmura-t-il, la voix basse, étouffée, comme s'il craignait que quelqu'un l'entende. Ses propres paroles résonnaient étrangement dans le silence de la salle, accentuant le sentiment d'isolement et de folie qui le menaçait.
Gabriel passa une main moite sur son visage, fermant les yeux pour rassembler ses esprits. Mais chaque fois qu'il chassait une image, une autre surgissait pour la remplacer - les visages des disparus, la forêt lugubre, le contact glacé de l'ombre sur sa peau. Sa main glissa vers son cou, et il sentit son pouls battre furieusement sous ses doigts, une pulsation rapide et irrégulière qui le terrifiait.
Pour la première fois, Gabriel comprit que son enquête l'avait entraîné bien plus loin qu'il ne l'avait imaginé, bien au-delà des frontières du rationnel et du concret. Il savait qu'il avait touché quelque chose de dangereux, quelque chose d'obscur et de terrifiant, tapi dans l'ombre du passé, attendant patiemment que quelqu'un vienne réveiller ses secrets oubliés.
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L'envers des ombres
Mystery / ThrillerQuand Gabriel reçoit une lettre énigmatique l'invitant à explorer les mystères d'un village perdu, il y voit une opportunité de raviver son inspiration d'écrivain. Mais dès son arrivée, une étrange sensation s'empare de lui, comme si les ombres même...