Chapitre 8 - Le Témoignage des Âmes oubliés

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    Gabriel tenta, tant bien que mal, de se relever, chaque fibre de son corps protestant avec une douleur sourde et lancinante. Ses genoux tremblaient, son équilibre vacillait, et le monde autour de lui semblait tournoyer en une masse informe de couleurs et de sons. Il cligna des yeux, essayant de faire le tri dans ses pensées, ses visions hallucinées encore gravées dans son esprit. Le vent sifflait dans les rues désertes du village, soulevant des feuilles mortes en tourbillons fantasques, ajoutant à la sensation d'irréalité qui l'oppressait.

Un bruissement, presque imperceptible, le fit tressaillir. Une silhouette s'avançait lentement, avec la précaution d'un homme portant le poids de nombreuses années. Courbé par l'âge, un vieil homme s'approcha, sa démarche trahissant une fatigue accumulée par le passage du temps. Les rides de son visage semblaient raconter mille histoires, chacune gravée comme un sillon de tristesse ou de sagesse. Il tendit une main parcheminée et posa délicatement ses doigts sur l'épaule de Gabriel.

« Eh, mon grand, assieds-toi ! » souffla-t-il d'une voix basse, rassurante, presque comme une caresse dans l'air glacé du matin. Gabriel sursauta, un frisson de panique remontant le long de sa colonne vertébrale. Ses yeux écarquillés rencontrèrent ceux du vieillard, et un éclat de compassion s'y reflétait, comme une lumière vacillante au milieu de l'obscurité.

« Allez, petit, je ne vais rien te faire. Reprends-toi, » poursuivit le vieil homme avec douceur, ses mots enveloppant Gabriel d'un calme inattendu. La douleur qui étreignait le corps de l'écrivain commença lentement à se dissiper, cédant la place à une lucidité hésitante. Gabriel prit une inspiration profonde, sentant l'air froid brûler ses poumons, et accepta finalement la main tendue. Le contact était chaleureux, réconfortant, mais un frisson involontaire le traversa, un étrange mélange de gratitude et d'appréhension.

« Veux-tu un café ? » proposa l'homme, son sourire amical illuminant un visage que le temps avait marqué sans effacer la bonté. L'invitation était simple, mais elle dégageait une sincérité si rare que Gabriel, malgré la confusion qui grondait en lui, hocha la tête. Il suivit le vieillard jusqu’au petit café, niché à l'angle d'une ruelle déserte. L'endroit sentait le bois brûlé et le café fraîchement moulu, des arômes qui semblaient vouloir chasser les ombres qui s'accrochaient encore aux coins de son esprit.

Assis à une table usée par le temps, Gabriel enroula ses mains autour de la tasse fumante. La chaleur du liquide se propagea à travers sa peau, réchauffant lentement son âme. Il écouta le vieil homme parler, sa voix grave et pleine de récits enfouis. L'homme se présenta comme un ancien policier, habitant le village, un témoin des mystères qui avaient rongé cette terre pendant des décennies. Il connaissait les disparitions qui hantaient la région, des histoires terrifiantes qui avaient laissé des cicatrices invisibles dans le cœur des habitants.

« Cela a commencé il y a trente-trois ans, » murmura le vieil homme, son regard se perdant dans le vide, comme s'il pouvait encore voir les ombres du passé. Il évoqua un couple d'adolescents, leurs rires insouciants qui avaient résonné une dernière fois près d'un lac, un lieu de rendez-vous secret où les promesses d’amour s’étaient éteintes dans un silence tragique. « Ils ne sont jamais revenus, » dit-il d'une voix rauque. « On les a cherchés, bien sûr. Des battues ont été organisées, et tout ce qu'on a retrouvé, ce furent des vêtements ensanglantés et une couverture, abandonnés comme des reliques maudites. »

Gabriel frissonna. Le récit de l'homme semblait imprégner l'air, chaque mot s’infiltrant dans ses os comme une humidité glaciale. « Après eux, d'autres ont disparu. Des jeunes adultes, des campeurs... Des scouts qui ne voulaient que dormir paisiblement sous les étoiles. » Le vieillard serra les poings, la douleur dans sa voix presque palpable. « Leurs tentes ont été lacérées, des peluches retrouvées décapitées, des vêtements tachés de sang. Les nuits paisibles de la forêt sont devenues des cauchemars éveillés. »

Gabriel, les mains tremblantes, sentit son cœur se serrer. « Mais... personne n'a jamais trouvé la moindre piste ? » Il avait du mal à croire que tant de tragédies aient pu se dérouler sans qu’aucune justice ne soit rendue.

Le vieil homme soupira profondément, l'air lourd de résignation. « Des pistes, il y en a eu. Des gens ont su. Des courageux qui ont essayé de révéler la vérité, mais ils ont tous été réduits au silence. Le prêtre, par exemple... » Gabriel se pencha légèrement en avant, intrigué, et le vieillard continua. « Cet homme de foi a tout risqué. Il a suivi un enfant, un soir, un enfant qu'il connaissait. Ce qu'il a vu ce soir-là, il ne l'a jamais révélé. Il a couru jusqu'à l’église, a commencé à écrire frénétiquement... Mais ses mots sont restés incomplets. »

La gorge de Gabriel se noua. « Que disait-il ? »

Le vieil homme détourna les yeux, sa voix à peine un murmure. « Je l'ai suivi, et je l'ai vu... Cet homme... » Le reste du message avait été déchiré. On avait retrouvé le prêtre pendu dans l’église, un avertissement cruel pour ceux qui s'aventureraient trop près de la vérité. « Mais il n’a pas été le seul. Des journalistes, des enquêteurs... Tous ceux qui ont cherché à dévoiler le mystère ont payé le prix fort. »

Le silence s'épaissit. Gabriel cacha ses mains tremblantes sous la table, écoutant avec une attention fébrile. « Et les enfants ? » demanda-t-il d’une voix cassée. « Ceux qui ont été retrouvés... »

Un éclat de tristesse assombrit le regard du vieillard. « Deux seulement. Une petite fille de six ans, Rose, retrouvée dans un fossé. Elle avait perdu l'usage de la parole, son corps brisé. Les médecins ont dit qu'elle était consciente, mais elle ne pouvait plus communiquer. Elle s'est suicidée dix ans plus tard, brisée par l’horreur qu’elle avait vécue. » Sa voix se brisa, et il se frotta les yeux, comme pour chasser un souvenir douloureux.

Gabriel se redressa, l'espoir déchiré en lui. « Et le garçon ? »

« Mattheo, peut-être. Mais il ne se souvenait de rien. On l'a envoyé loin d'ici, sous une autre identité. C’était peut-être pour le mieux, qu'il soit oublié, pour sa sécurité... »

Le vieillard se leva enfin, ses yeux fatigués mais résolus. « Écoute, j'ai encore la lettre de Rose. Si tu penses pouvoir trouver ce que d'autres ont raté, rejoins-moi ici dans deux heures. »

Le vieil homme s'éloigna, laissant Gabriel seul avec le poids de ces histoires, son esprit assiégé par des questions sans réponse et une peur qui ne faisait que grandir.

L'envers des ombresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant