20-Foyer

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3 mois plus tard

Les trois derniers mois avaient été un supplice silencieux. Lysandre restait plus distant chaque jour, même s'il laissait parfois entrevoir une brève faiblesse, un geste attentionné que je ne comprenais pas. Ces moments de flottement dans son regard semblaient juste assez pour me donner l'illusion qu'il y avait encore quelque chose à sauver. Malgré moi, j'appréhendais chacun de ses cours d'histoire, le supplice de devoir écouter sa voix tout en me sentant ignorée. C'était interminable, comme si chaque minute passée dans cette salle m'éloignait un peu plus de lui, et pourtant me clouait encore davantage à mon siège, figée.

Ce jour-là, en plein mois de janvier, je rentrai de cours sous le ciel froid et gris, un peu perdue dans mes pensées. Mon anniversaire approchait. Dix-huit ans. La majorité, censée être un symbole de liberté. Mais pour moi, cette liberté n'aurait aucun sens tant qu'Ilora, ma petite sœur, serait encore prisonnière de cet environnement. Quitter Paris sans elle était inimaginable. On s'en irait ensemble un jour, fuyant ces murs qui nous étouffaient. Peu importe combien de temps cela prendrait.

Je montai lentement les escaliers jusqu'à l'appartement familial, si l'on pouvait encore le qualifier ainsi. C'était censé être chez moi, cet espace rempli de mes affaires et de mes souvenirs d'enfance, mais à chaque fois que j'entrais, je sentais tout sauf un sentiment de foyer. J'ouvris la porte, et dès que je passai le seuil, je sentis une tension envahir l'air. Mon père était là, assis à son bureau, un regard sombre posé sur moi comme s'il m'attendait depuis des heures. Son visage était fermé, et l'expression de haine qui y était peinte ne laissait aucun doute sur ses intentions.

Je savais. Ce regard me l'avait déjà dit cent fois. Je savais que j'allais encore servir de punching-ball, que ses mots allaient encore frapper là où ça faisait mal, que ses poings suivraient. Il m'avait déjà prouvé plus d'une fois que je n'étais rien pour lui. L'idée même d'un père aimant me semblait ridicule à cet instant.

— « Aria, t'as pas quelque chose à me dire ? » lança-t-il d'une voix glaciale.

Il leva une bouteille de vodka, que je reconnus immédiatement comme la mienne, déterrée d'un de mes tiroirs. Mon cœur se serra. Il détestait que je boive, surtout depuis qu'il savait que je le faisais en cachette. Hypocrisie pure, venant de quelqu'un qui ne cessait de s'enivrer et qui me faisait subir le pire de lui-même dans ces moments-là. Figée, je restai silencieuse, tâchant de garder mon visage impassible.

— « Oh, tu vas me répondre, Aria ? Que fout cette putain de bouteille dans ta chambre ? Sois mature, Aria, arrête de faire n'importe quoi, tu me déçois profondément, » gronda-t-il, comme s'il avait de grandes attentes pour moi, comme s'il avait jamais pris soin de me donner un exemple.

Chaque reproche qu'il me faisait, il aurait pu les diriger vers son propre reflet. Il ne réalisait même pas à quel point j'étais devenue sa copie, à quel point j'avais intériorisé tout ce qu'il était devenu, tel père, telle fille. Une colère sourde montait en moi, mais j'étais trop habituée à courber l'échine.

Soudain, il lança la bouteille dans ma direction avec une violence inouïe. Je parvins à l'éviter de justesse, mais le verre explosa contre le sol dans un éclat de fragments acérés, et certains morceaux se fichèrent dans mes jambes, déchirant mon collant. Une douleur vive s'empara de mes mollets, et malgré moi, je laissai échapper un cri. Ce son sembla déclencher quelque chose chez lui, car il s'approcha d'un pas lourd et me gifla avec une telle force que je tombai à genoux. Ma joue brûlait encore longtemps après qu'il avait retiré sa main. Je n'eus même pas le temps de reprendre mon souffle avant qu'un coup de pied dans les côtes ne me fasse basculer davantage. Je me recroquevillai instinctivement, couvrant mon ventre de mes bras pour essayer d'amortir les coups. Il continuait, comme si chaque impact sur ma peau était un moyen de me rappeler que je n'avais aucun droit, aucune importance.

— « Papa... arrête, je t'en supplie... j'en peux plus... » murmurai-je d'une voix étranglée, la gorge serrée par la douleur et l'humiliation.

Mais mes supplications n'avaient aucun effet. Ses coups étaient comme des lames s'enfonçant en moi, implacables et précis. Il semblait prendre un plaisir amer à ignorer mes suppliques.

— « T'avais qu'à mieux cacher tes affaires si tu voulais pas qu'on les trouve ! Dégage d'ici maintenant. Je ne veux pas d'ivrogne sous mon toit, » cracha-t-il finalement, le regard empli de mépris.

Ses mots, chaque syllabe, me pénétraient comme une brûlure. "Ivrogne"... ce terme résonna douloureusement en moi. Peut-être que je buvais pour oublier, pour m'anesthésier un peu de ce monde, mais je ne me serais jamais définie ainsi. Pourtant, l'alcool était le seul moyen que j'avais trouvé pour échapper, ne serait-ce qu'un instant, à tout ce chaos.

Il m'attrapa par le col, me gifla encore une fois avant de me jeter dehors avec une violence implacable. La porte claqua, me coupant de l'intérieur de ce lieu, me laissant seule dans le froid du couloir. Je restai là, immobile, le dos contre la porte fermée, une douleur sourde irradiant dans tout mon corps. Des larmes silencieuses coulèrent le long de mes joues tandis que je laissais enfin cette peine éclater dans l'obscurité du palier.

Je finis par m'endormir là, à même le sol froid, bercée par les bruits étouffés des voisins et par le vide de la nuit. Au matin, je fus réveillée par un léger bruit et un sac posé devant moi. Une note était accrochée dessus, griffonnée d'une écriture que je reconnus immédiatement : celle de ma mère.

« Je suis désolée pour lui, chérie. Voici tes affaires et un peu de liquide. Ta maman qui t'aime. »

Elle avait sûrement dû glisser ces quelques affaires en cachette, évitant les foudres de son propre mari, comme elle l'avait toujours fait. Une étrange reconnaissance monta en moi. J'aurais voulu qu'elle m'accompagne, qu'elle aussi quitte cet enfer avec moi, mais je savais qu'elle ne le ferait pas, tout comme elle ne m'en empêcherait pas.

Je soulevai le sac et en sortis quelques vêtements propres, cent euros en billets froissés, et un chargeur de téléphone. La douceur de cet acte me réchauffa un instant, et, en ramassant mes affaires, je me dirigeai vers la cave pour me changer. Mes jambes saignaient encore un peu, des morceaux de verre y étaient toujours fichés, mais je fis avec. J'étais déjà en retard, mais, pour une fois, l'idée de fuir vers le lycée me semblait une échappatoire salutaire.

En sortant de l'appartement, le froid de janvier m'enveloppa d'un coup, mordant ma peau meurtrie, mais j'avançai malgré tout, serrant les dents. Les rues mornes de Paris m'accueillirent, comme si elles seules comprenaient ce besoin de disparaître, de me fondre dans la foule et de laisser derrière moi ce qui était censé être mon foyer.

Born to run awayOù les histoires vivent. Découvrez maintenant