Chp 23 - Cyann : celui qui devait crier

21 3 7
                                    

Les jours se succèdent, mornes et ennuyeux, ponctués par des nuits poisseuses où je suis obligé de mordre mon oreiller pour m'empêcher de hurler. Mais je sais que cette souffrance n'est rien par rapport à celle que j'aurais éprouvée si je n'avais pas pris les pilules magiques de Rizhen. Nínim et Cerin, eux, survolent au-dessus de tout ça. Les voir à table effectuer les gestes mécaniques de la mastication de salade comme des poupées grandeur nature a quelque chose de foncièrement flippant. Ce sont des statues de cire animées, qui n'ouvrent la bouche que pour parler de devoir, de justice, de philosophie morale, ou citer occasionnellement un petit poème du XXVI° siècle avant la naissance de l'Homme. Je m'ennuie à mourir. Mais on ne me laisse pas rentrer chez moi, sauf pour récupérer des vêtements, qui ne sont plus à ma taille. Je suis obligé de porter les tuniques strictes et blanches de Nínim, avec leur col rigide qui me gratte le cou.

Mais un soir, en fin de journée, Nínim vient me voir, l'air un peu embarrassé.

— Il y a une veillée au temple cette nuit pour préparer les rites de Nineath, et Rin et moi ne pourrons pas rentrer avant demain matin. Tu seras tout seul, Cyann... on t'a laissé de quoi te sustenter dans le garde-manger. Est-ce que ça ira ?

Je m'empresse de le rassurer. Oui, ça ira très bien. Mieux que d'habitude, même.

Enfin un dîner où je vais pouvoir manger autre chose que de la salade.

Le marché sluagh. C'est là où je vais. Les fantômes me font moins peur, maintenant que j'ai un panache fourni, des crocs et des griffes pour leur feuler dessus. D'ailleurs, aucun ne m'approche.

En me voyant, les sluagh arrêtent leurs activités et me regardent, leurs petits visages insondables.

— Jeune maître... s'exclame enfin Grishk. Que vous êtes devenu beau !

— C'est la mue des hënnil, il parait, lui dis-je, un peu fier.

— Votre ramure évoque celle du magnifique Naryl « Crinière Noire » Niśven, quand il est sorti la première fois de la sylve pourpre, commente Grishk en citant le passage correspondant de la sældarë.

Pour parler de Naryl, dans ce foutu bouquin qu'on a essayé de me faire apprendre par cœur, on utilise toujours le terme « ramure », pour rappeler que c'est un roi, ou « plumage », à cause de ses ailes.

Mais je suis moins rêveur et romantique que lui. Moins moral, aussi. Je m'assois donc à table et commande tout ce qu'il y a la carte (sauf la viande humaine, bien entendu), faisant fi des instructions de Nínim : « tu ne dois surtout pasmanger de viande tant que dureront tes fièvres. »

Ils peuvent parler pour eux. Moi, avec ma maigre constitution, si on ne me donne pas de protéines, je vais mourir de faim, fièvres ou pas. De toute façon, j'ai les pilules de Rizhen pour me calmer, si ça chauffe.

Je repars avec un sac rempli de viande à stocker dans le frigo.

Mes pas me mènent naturellement devant la Maison aux Tortures. Ce n'est pas que j'ai envie de narguer les prétendus guérisseurs qui m'ont tenu enfermé et soumis à tout un tas d'humiliations pendant une semaine entière, mais peut-être à leur offrir une petite tranche de rumsteak en guise de remerciement pour leurs services. Lennalon. C'est lui que j'ai envie de remercier en particulier. Lui qui, tout le long, savait que j'étais vraiment celui que je prétendais être et qui a quand même eu l'audace de me tirer le panache dans tous les sens pour montrer mes fesses à tout le monde.

Je me cale contre le mur, le shynawil rabattu sur le visage, et attend qu'il sorte.

Ce qui finit par arriver. Comme de par hasard, les membres de la guilde des alchimistes ne sont pas tenus au confinement comme les mâles lambda. Ils doivent prendre un produit suppresseur de rut, ce qui est strictement interdit aux autres. Eh oui, les lois de Mebd sont claires : les mâles doivent se tenir à la disposition des femelles, qui ne conçoivent qu'une fois tous les cinquante ans... sinon, la race ældienne disparaitrait. Mais les soigneurs sont exemptés du service d'étalon. On a besoin d'eux pour autre chose. Chaque chose à sa place, ici. Et il est absolument impossible à un individu de changer de position. Ce qu'il a décidé le jour du Choix - que ses parents le lui aient imposé, ou qu'il ait été trop jeune pour savoir ce dans quoi il s'embarquait – reste la décision de toute une vie. Une vie qui peut durer des millénaires...

Ama no kawa (Les voyageurs de la Trame I)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant