Le privilège de l'aînesse fait que c'est par toi que je commence, ma chère sœur, cette photographie de famille mise en mots, comme une galerie de portraits que l'on parcourt un à un, descendant un grand escalier, et débusquant en quelques recoins, quelques traits surgis du passé.
Je te connus bien peu en vérité, ma grande sœur. Vingt-quatre ans nous séparaient. Et aujourd'hui, triste destin, je suis plus âgé que toi, puisque ton horloge s'est arrêtée. Quand je suis né, tu étais déjà mariée, tu avais fondé famille et eu deux de tes trois enfants. Petit, j'avais peur de toi. Je ressentais une force de caractère devant laquelle il n'y avait pas de place pour s'opposer. J'ai cependant bien peu de souvenirs de toi. Je garde toutefois bien en mémoire la tendresse et les jeux partagés avec tes enfants chéris, mes neveux, puisque leur oncle j'étais déjà à ma naissance, et en particulier de mon neveu Thomas.
Le sort est injuste. Ton absence marqua leur destin à tous les trois de son étrange manière. Tu connus la maladie alors que j'avais treize ans, et, il y avait un bien grand mystère autour de ce mal, personne n'osant poser question indiscrète, ni même prononcer le nom de la bête. Adolescent, allant te voir, je te vis souvent allongée, fatiguée, la plupart du temps avec perruque, mais une fois je te vis sans cheveux. C'est alors que j'ai compris. Ton agonie fut lente : trois ans, oscillant entre espoirs et angoisses. Tu n'en parlas jamais. Et tous autour de toi ne parlaient que de ça, mais pas en ta présence. Les derniers mois, hospitalisée en chambre stérile, je ne fus pas autorisé à te voir. Tu mourus alors que j'avais seize ans de ce maudit cancer devenu généralisé.
Je me souviens encore comme si c'était hier de ton corps froid que j'avais voulu toucher. Et je fus pris de sanglots réalisant pour la première fois par le toucher ce que c'était qu'une personne, dont la vie avait déserté le corps. Et c'était toi, ma sœur, ce corps-là.
Assistant au ballet silencieux des visites au moment des chapelets du soir, je fus étreint par les lourds sanglots. Je fus violemment tiré par le bras, et je reçus de maman pour la seule raison de mes pleurs une gifle magistrale qui me secoua jusque dans mes fondements. Maman me parla de devoir, de dignité et de respect. A vrai dire, je n'ai jamais compris pourquoi il me fut interdit si violemment de pleurer, si ce n'est que j'appris, peu après, que pour une raison qui m'échappe encore, tu avais émis, ma sœur, en dernière volonté, qu'on ne pleura pas à ta mort.
Personne ne pleura à l'église durant tes funérailles, respectant ta volonté. Et les maudits voyeurs venus à l'enterrement, plus intéressés par leur curiosité de la douleur des proches que touchés par ton décès, firent courir rumeur que si nous ne pleurions pas, c'est que nous n'en avions pas de regrets. Ah, que je les hais, ceux qui jugent sans savoir ! Ces sots recouverts de leurs certitudes, savent-ils combien cela coûte de ne pas exprimer sa peine ? S'ils le savaient, ils auraient été parmi les intelligents et se seraient tus.
Mais, ma chère sœur, ce que tu ne sauras jamais, c'est que ton fantôme hanta la maison, la mienne, tout entière, pendant trois ans après ton enterrement. Ton portrait trônant au centre du buffet de la salle commune. Tu assistas à chacun de nos repas, à chacune de nos activités, toutes ces années.
Maman sombra en profonde dépression, ne sortant de son lit que comme une ombre, ne songeant qu'à se jeter dans un puits. Elle me le confia plus tard. Et papa assuma le travail de maman en plus du sien, en silence et sans jamais se plaindre. Et je le vis, ô misère, tant de fois s'arrêter devant ton portrait et pleurer silencieusement.
Ta mort fut si longtemps imprégnée dans les murs qu'à moi aussi elle s'agrippa. Car dans cette maison en deuil, aux volets toujours à demi fermés, où ma mère restait pétrifiée entre colère et désespoir, il n'y avait pas de place pour les vivants, pas de place pour moi. Alors, lentement, je devins moi-même une ombre, et mon heure vint aussi à la dépression. M'accusant d'une peine dont pourtant je n'étais pour rien, pendant sept mois, sans rien dire, je cessai presque de m'alimenter, jusqu'à ce que mon corps défaille et déclenche une péritonite.
C'est ainsi que je pris mon deuil, balayant l'entrain de ma vie. Était-ce le second, le troisième ou le quatrième ? Cela dépend de ce que l'on compte au nombre des pertes.
Ma sœur, c'est moins toi que j'ai perdue à ta mort que le sens de la vie.
Je ne suis pas croyant. Je ne crois pas qu'il y ait de pensée immanente au-dessus de tout cela. Ma mère suivit les voies de la religion. Elle eut des visions de toi. Je suivis celle de la philosophie. Et de ce que je pense aujourd'hui, pour moi, tout cela n'est que le chemin qui transperce nos existences et avec lequel il faut composer. La perte est le destin cruel de ce qui nous est accordé. Rien n'échappera à sa hache, au temps qui lui sera donné.
A CELLE ÉTEINTE AVANT LE SOIR
Ô, mon aînée, ma sœur,
Qu'on me pardonne ou pas,
Je sens couler mes pleurs
Punis de leur éclat.Tombent les feuilles à terre,
Le saule pleure son trépas.
Les saisons crient misère,
Et souvenirs de leurs joies.Et que tu ne le veuilles
Ça ne changera pas
Que je porte le deuil
Des espoirs d'au-delà.Jette le printemps par terre,
La fleur s'éteint à l'effroi.
Pétales sont tombés hier,
Osant fruit à son endroit.Plus de trente ans déjà
Font un si long recueil
Que peu à peu mes pas
Ont dépassé ton seuil.L'été porte l'épi,
Mais fruit à son éclat
Se fane à son dépit ;
Mûr ne deviendra pas.Blasphème, j'ai vécu
Bien plus longtemps que toi ;
Aurais-je volé ton dû
Qu'autant il déroba ?L'automne assombrit ciel,
Chutent déjà les feuilles.
L'abeille ne porte plus miel,
C'est l'ambre qu'elle recueille.Mes mots dédiés pour toi
Sont sans destinataire,
Ils s'égrainent sans voix
Parcourant leur désert.L'hiver fait vent glacial.
Il est bien rude et froid.
Il murmure infernal
La plainte de tes joies.Ô, mon aînée, ma sœur,
Qu'on me pardonne ou pas,
Je sens couler mes pleurs ;
Des fleurs font leur éclat.
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Neuf petits-fils de pute !
NonfiksiAu travers des portraits des membres de sa familles, le narrateur remonte, comme une enquête, l'histoire de sa famille, et en particulier, celle qui fut versés aux non-dits et au secret. Mais il faudra attendre les ascendants pour comprendre le flux...