Mon cher Pascal, je suis le plus proche de toi par l'âge. Et pourtant déjà sept ans nous séparent. Mes premiers souvenirs de toi, j'avais cinq ans, tu en avais donc douze, l'âge de l'adolescence. Avec cet écart d'âge, tu étais bien plus fort que moi, pourtant nous jouions bien souvent ensemble. Tu me chahutais, mais je n'ai jamais senti de malveillance, juste des jeux de gamins un brin espiègles. Du fait que plus qu'avec les autres, j'ai grandi avec toi, je te conserve une tendresse particulière.
Puisque tous deux, nous avons grandi dans les mêmes lieux, je voudrais en partager quelques souvenirs avec toi. J'ai toujours grandement été attaché aux lieux. Pour moi, ils sont synonymes de sécurité. En changer est une angoisse, même si ce que je gagne en en quittant un est meilleur que celui que je quitte. Sait-on vraiment à l'avance si ce que l'on gagne sera meilleur, surtout quand on a cinq ans ?
Il me revient soudain un souvenir très ancien, je n'avais donc qu'à peine cinq ans. Papa quittait son bailliage pour se reconvertir, la vicomtesse et ses héritiers avaient besoin d'argent. Elle vendait la maison dans laquelle nous habitions. Le fermage n'en était pas rentable de toute façon. Toutes choses que j'ignorais à cet âge. Cette maison avait bien peu de confort en vérité. Il n'y avait pour seul chauffage qu'une cuisinière à bois et une cheminée. Mais cela n'empêchait pas l'eau de geler à l'intérieur de la maison en hiver, le seul robinet étant dans une entrée non chauffée avec son évier de pierre taillée. Si faible était l'isolation de cette maison que, de fait, cela nous privait de l'eau courante par grand gel. Il fallait descendre au puits cent cinquante mètres plus bas de notre maison de ce petit hameau dénommé "La Boucherie" où nous habitions, puis il fallait remonter les seaux d'eau cette fois remplis. Je n'étais pas Cosette, toute proportion est à garder, et j'étais bien trop petit pour les corvées de seaux d'eau. Mais mes aînés les ont connus quant à eux. De toute façon, il fallait faire cette corvée chaque samedi pour les bains dans le fournil. Nous nous lavions tous l'un après l'autre dans la même eau. Mais le paysage de bocage environnant était si beau ; son bois de châtaigniers, dont l'usufruit était ouvert aux hameaux environnants pour se nourrir pendant les durs hivers, avec leurs champignons à la bonne saison. Je me souviens avec maman être allé ramasser les châtaignes autant que les ceps dans ce bois. Et puis un peu plus loin, près de la maison de ma marraine que nous allions voir à travers champs, il y avait l'étang qui faisait une grande pêche réunissant les villages environnants se partageant les poissons. Et cela donnait lieu à une grande fête une fois par an. Par survie, la solidarité faisait loi entre les habitants des hameaux des terres environnantes. Il y avait aussi les hivers, les soirées de veillées, où plusieurs familles amies se retrouvaient pour jouer, les uns aux cartes, les autres aux dés. Ce bocage sentait les contes et les légendes racontés les soirs de veillées, les fées, les galipotes (humains se transformant en animaux à pelage blanc), et autres êtres fantastiques y avaient leur demeure. Les galipotes, par-dessus tous, avaient ma fascination. Je rêvais déjà d'en être. Le sais-tu, mon frère ? Je suis en quelque sorte maintenant devenu une Galipote, tatoué des pieds à la tête au pelage d'un félin. Tantôt homme, tantôt félin, telle, j'ai fait mon identité. Peut-être liras-tu un jour le conte que j'en ai écrit ?
Je crois que tous, nous avons aimé "la Boucherie" en dépit de son inconfort, de ses inconvénients et de sa rudesse. Quel drôle de nom pour ce hameau ! Je n'en connais pas l'origine. Nous y avons tous des souvenirs attachés, moi, moins que les autres ; j'y ai vécu moins longtemps. Une fois seulement, m'a-t-on raconté, je suis tombé dans les orties, tout entier piqué. Mais, ce n'est pas mon souvenir, c'est celui de ceux qui me l'ont raconté, maman en particulier.Pourtant, quand il fallut quitter cette maison, je ne voulais pas en partir. Un jour, papa et maman étant partis faire des courses, ils nous confièrent pour mission à tous les deux, mon frère, de faire visiter la maison à un couple de parisien qui cherchaient à s'installer dans la région pour leur retraite. Ils cherchaient une maison à rénover. Leur choix semblait se porter sur la nôtre. Maman nous avait donné consignes de ce qu'il fallait dire et ne pas dire, notamment ne pas faire mention des vipères que nous croisions quelques fois à travers champs. Elle insista bien là-dessus. Te souviens-tu ? Guidant ces gens parmi le terrain environnant, tu les menais, moi je te suivais, tu présentais les lieux, et moi, qui ne voulais pas partir de cette maison, j'ai désobéi. C'était irrépressible. J'insistais sur les vipères et les désagréments, espérant décourager ces gens qui voulaient nous prendre notre maison. Pour avoir parlé des vipères, tu me donnas un coup de pied. Je m'en souviens encore. Cependant, quoi que furent mes contrearguments, la maison leur fut quand même vendue !
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Neuf petits-fils de pute !
No FicciónAu travers des portraits des membres de sa familles, le narrateur remonte, comme une enquête, l'histoire de sa famille, et en particulier, celle qui fut versés aux non-dits et au secret. Mais il faudra attendre les ascendants pour comprendre le flux...