Madeleine, ma grand-mère, la mandragore, la racine-poison de ma mère

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Madeleine, ma grand-mère maternelle est née en 1904. Elle fut la seule de mes grands-parents que je connus. Son époux né en 1900, est mort peu avant sa retraite à soixante-quatre ans, trop tôt pour que je le connus. Quant à mes grands-parents du côté de mon père, ma grand-mère elle aussi était morte depuis longtemps à ma naissance, et mon grand-père paternel est mort quand j'avais un an. Autant dire que je ne l'ai jamais connu.

J'ai bien connu ma grand-mère maternelle Madeleine. Elle mourut très âgée, l'année de ses quatre-vingt-dix ans. Et lorsqu'elle décéda, j'étais depuis longtemps adulte. J'avais trente-sept ans. Enfant, j'ai même passé des vacances chez elle dont je me souviens curieusement assez précisément. Pour moi, elle avait des mœurs étranges, notamment en matière d'alimentation. Parmi ses mets préférés, il y avait les oisillons pris dans leur nid qu'elle faisait frire à la poêle. Pour elle, c'était une friandise, et je la lui laissais bien volontiers. Elle faisait aussi élevage de cochons d'Inde. Pour moi, c'était des animaux de compagnie, mais pour elle, c'était une viande appréciée. Elle m'en a fait manger. A vrai dire, je ne me souviens pas que cette viande ait eu un goût particulier. Pour tuer ce petit animal, elle avait une bien étrange méthode.

À la campagne, quand il fallait tuer les animaux pour les manger, les méthodes étaient bien barbares et d'une violence inouïe. Par exemple, les poules, suspendues à un crochet, attachées par les pattes, ma mère leur enfonçait un couteau profondément dans le bec. Une fois le fond de la gorge tranché, c'était un spectacle abominable. Le sang giclait partout, et le volatile se débattait presque jusqu'à ce que son sang se soit entièrement vidé. Quant aux lapins, la méthode était tout aussi sanglante. Là aussi, l'animal attaché par les pattes arrières, suspendu au même crochet que pour les poules, ma mère avec son couteau leur arrachait les yeux. Comme pour les poules, le sang giclait en toutes directions et l'animal se débattait comme un désespéré perdant son sang, mais poussant des cris aigus au surplus. J'en ai encore les frissons d'horreur. Ma mère souvent m'a fait l'assister à ces besognes, car pour les lapins, une fois morts, il fallait au surplus leur arracher la peau, en tirant fort pour la décoller. Cela ne venait pas sans efforts.

Je ne parlerai pas de la façon dont on tuait les cochons. C'était un cérémonial qui regroupait plusieurs familles et c'était tout aussi violent et sanglant.

C'était les mœurs naturelles de la vie à la campagne, le sadisme ordinaire de la survie. Vaut-il moins que celui des abattoirs ? Question de culture. Mais, pour les cochons d'Inde, ma grand-mère avait sa méthode à elle que je trouvais, en comparaison, finalement plus douce. Elle attrapait l'animal, et avec une burette remplie d'eau de vie, elle en envoyait une giclée dans la bouche de la petite bête. En moins d'une minute, l'animal mourrait d'une crise cardiaque. Pas une goute de sang, aucun débattement. Pour moi, encore enfant, c'était un spectacle fort singulier, interrogeant, particulièrement en miroir des méthodes sanguinaires de ma mère. Il y a bien des façons de mourir, et certaines, je le pense, bien préférables à d'autres, au vu de mes observations.

Nous étions en une époque où l'on connaissait l'animal que nous mangions. Et parfois, nous avions pour lui un attachement affectif. J'ai aimé bien des lapins vivants que j'ai mangés, et que j'ai aimés d'une autre manière dans mon assiette ; comme ce magnifique lapineau d'un noir brillant dont je m'étais entiché, et qui comme les autres fut sacrifié. C'est très troublant. Le verbe "aimer" a tant de significations et de contenus différents. Que de façons différentes d'aimer en vérité ! Et, comme pour la mort, certaines sont bien préférables à d'autres pour celui qui est aimé ! Et quand on y songe, chacun ayant ses préférences, il y a autant de raisons de se réjouir que d'en être effrayé ! Il est paradoxal que finalement ce verbe parle bien plus de celui qui aime que de l'aimé. Il parle de son propre plaisir, mais parle-t-il de celui de l'autre ? Les faits montrent que ce n'est pas toujours le cas, loin s'en faut.

Neuf petits-fils de pute !Où les histoires vivent. Découvrez maintenant