Mon frère Marie-Jacques suivit François de près dans l'ordre des naissances, et j'oserais dire qu'il n'a que douze ans de plus que moi.
Mon frère, tu dois ton prénom féminin qui précède ton prénom d'usage au fait que tu naquis en l'année de Marie, la vierge, s'entend, et non maman. Presque tous les enfants de Vendée de cette année-là se voyaient accoler ce prénom un peu pénible à porter quand tu fus adulte. Nos parents étaient religieux et pratiquants, par foi, mais aussi par obligation, on le sait moins. A l'époque, métayers de la Vicomtesse de Lorgerie, et ce durant dix-huit ans, nos parents étaient tenus par le bailliage d'assister à la messe et aux vêpres du dimanche, mais aussi d'envoyer leurs enfants à l'école privée catholique du village, ainsi qu'au catéchisme, une journée par semaine. Pour moi, c'était le mercredi.
Mon frère, tu es mon parrain. Je ne sais si ce choix fut préparé ou précipité. Ce qui est certain, c'est que je fus baptisé en urgence dans la chambre de la maternité trois jours après ma naissance. Pourquoi un baptême si rapidement mené, même pas en la chapelle de l'hôpital ? C'était parce qu'atteint d'une jaunisse liée à une hépatite à l'issue incertaine, les soignants craignaient que je ne survive pas. Un enfant mort avant ce sacrement était, selon la croyance, condamné à errer dans les limbes et n'aurait pu se voir ouvertes les portes du paradis après sa mort.
Je ne mourus pas de cette hépatite, mais c'est ainsi que commença l'angoisse que je mourussent prématurément. De toute la fratrie, je suis le seul à être né à la maternité. Pour autant la petite malformation linguale dont j'ai déjà parlé ne fut pas diagnostiquée . La prochaine difficulté pour moi fut donc de survivre par défaut d'alimentation : impossible de téter, arrachant les seins de ma mère avec les mâchoires pour tenter d'obtenir un peu de lait. Deux mois à pleurer nuit et jour pour alarmer sur ma faim. Deux mois pour réagir ! Deux mois pour constater que je ne prenais pas de poids ! Deux mois pour admettre que je ne croissais pas ! Pour finir, maman me le raconta plus tard, je ne réagissais même plus. Est-il possible qu'en si peu de temps, un nourrisson perde espoir de recevoir sa ration ? Maman alertant pourtant le médecin se fit entendre dire par le sadique docteur que mes frères ont bien connu aussi :
— Madame, si cet enfant vous empêche de dormir, vous n'avez qu'à l'attacher !
Lorsqu'enfin, la carence fut évidente, alors seulement, je fus sevré et mis au biberon. Certes, je n'arrachais plus les tétons de ma mère qui purent dès lors guérir. Mais, chers adultes, tentez donc cette expérience en vous mettant un biberon dans la bouche, et tâchez de téter sans mouvoir la langue, comme si elle était fixée. Et constatez comment il est aisé de faire venir le lait. Voyez combien il faut aspirer. Et observez combien de lait vous dégouline de la bouche, ne pouvant déglutir ! Je ne prenais toujours pas de poids, j'en perdais ! Il fallut passer à l'alimentation solide, encore prématurée.Et cette fois, chers adultes, mettez dans votre bouche votre compote, votre purée, et toujours la langue ne pouvant rejoindre votre palais, remarquez comment il est aisé d'avaler et de déglutir ! Imaginez maintenant que ce traitement dure cinq ans ! Ce serait assurément une bonne méthode pour maigrir, si cela eut été l'objectif ! Mais le retard de croissance ne fit que s'accentuer, sans compter la kyrielle d'infections ORL qui vinrent à m'affecter.
Il fallut attendre mes cinq ans pour que fût enfin décidée la petite incision chirurgicale qui me libéra la langue de la mâchoire ! Quelle promptitude, n'est-ce pas ? Mais le plus grand mal était déjà fait ! La terreur d'être séparée de ma mère était déjà bien ancrée. À tel point que pour me convaincre d'aller à l'hôpital, ma mère dût me mentir et à l'hôpital m'abandonner sans explication. Ma terreur dans la salle d'opération fut sans équivalent. Je ne voulais pas respirer cette odeur inconnue jusqu'alors et diffusée par le masque imposé sur mon nez et ma bouche. J'entendis bien qu'il s'agissait de chloroforme, mais je ne savais pas ce que cela voulait dire. Plus tard, je raconterai pourquoi cette respiration me terrorisa avec autant d'effroi. Je tins sans respirer tout le temps que je pus. Comme chez un certain coiffeur, je me suis débattu. On m'attacha avec des sangles. Et j'entendis cet homme en blouse blanche dire à ses collègues :
— Maintenez le masque en place. Il finira bien par inspirer !
En effet, je respirai et sombrai dans l'inconscience. Triste et terrible souvenir, il nourrit par la suite encore plus de mes frayeurs.
Je ne restai qu'une seule journée à l'hôpital pour cette incision linguale, l'opération des végétations et des amygdales.

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Neuf petits-fils de pute !
Non-FictionAu travers des portraits des membres de sa familles, le narrateur remonte, comme une enquête, l'histoire de sa famille, et en particulier, celle qui fut versés aux non-dits et au secret. Mais il faudra attendre les ascendants pour comprendre le flux...