Clémentine du handicap et du viol d'humilité en modestie

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Ma sœur, ma seconde mère, si seulement la vie, comme le fruit de ton prénom, avait pu t'épargner les pépins. L'écart d'âge que nous avons est de dix-sept ans, mais, plus que les autres, tu restas davantage à la maison. Si longtemps tu restas avant de trouver époux ; ce n'était pas coutume, dans notre famille. Maintenant, j'en connais la raison. Elle me fait peine. J'y reviendrai.

J'ai eu le privilège de pouvoir passer plus de temps avec toi. Je te connais mieux. Et c'est aussi chez toi que papa et maman m'envoyèrent le plus souvent en vacances. De chez toi, faut-il le dire, je n'ai jamais fugué. Rien n'est venu m'abîmer qui fasse qu'il y aurait eu le début d'un prétexte pour m'en aller. Certes, je n'ai jamais bien aimé quitter le foyer parental. A vrai dire, curiosité, j'ai toujours été très attaché aux lieux. Je n'ai pas l'âme aux voyages vers des terres lointaines et réelles. Je fixe mon horizon sur des mondes imaginaires que j'ai créé moi-même. Et je fixe mon bonheur presque plus dans les lieux clos où mon esprit voyage librement qu'à faire voyager mon corps sans y avoir les outils de mes rêveries. Mais, chez toi, l'atmosphère était paisible. Tu cultivais les relations sociales prenant en affection ceux que leur singularité isolait. Ma sœur, ton cœur a toujours été clément, généreux et accueillant. Ton âme, elle est si douce, et pourtant si discrète et si modeste !

Ma sœur adorée, je voudrais que tu saches combien de tendresse j'ai pour toi ! Tu m'as enseigné, bien plus que tu ne penses, amour et fidélité, et la sensibilité de ne pas juger les exilés du corps social, et jamais tu ne m'as jugé. Fidèle et loyale, rien n'ébranla ta foi en ton petit frère. Tu me fis l'honneur de me faire le parrain de ton fils aîné. Ma foi, tu fus bien la seule à ainsi me gratifier. Merci.

Tu me fis l'honneur aussi de te confier. Il est temps de te faire justice, de te rendre grâce pour tous tes services, et de dénoncer les sévices dont tu fus la victime.

Pour moi, ton histoire me fait penser à la petite sirène du conte d'Andersen. Car, comme elle, le destin voulut que tu sacrifiasses la parole sur tes maux, comme échangeant une queue de poisson pour avoir des jambes, mais le payant par un autre mal.

A ton commencement, douloureusement, le sort te joua un tour. Tu es née avec les os des hanches inachevés des deux côtés ; une anomalie génétique récessive reçue aussi bien de la lignée de papa que de celle de maman. Pour ta chance autant que pour ton malheur, la médecine avait trouvé remède au problème, mais à ses débuts encore, tâtonnante, tu fus, du bassin jusqu'aux genoux, plâtrée pendant deux ans ! Mais à vrai dire, ce plâtre était atroce. J'ai parlé tout à l'heure d'une queue de poisson, mais le plâtrage que tu enduras pendant l'achèvement de la formation de tes os et cartilages te faisait en quelque sorte des jambes de grenouille pour contrecarrer la non-formation de la partie osseuse manquante. Deux années les jambes figées, immobilisées, écartées ! Elles me frappèrent ces photos en noir et blanc où l'on te voyait ainsi emprisonnée dans cette lourde coquille. Est-ce cela qui fait ta plus petite constitution ? Ton corps est resté frêle, fragile et vulnérable. Aujourd'hui cette infirmité congénitale se soigne bien plus aisément. Mais en cette époque balbutiante, on jouait la sécurité. Il faut dire que cela t'épargna tout de même une vie entière d'infirmité, comme celle de tante Luce qui vécut avec nous à la maison jusqu'à ma huitième année.

Oh, notre tante Luce, au caractère si affirmé, qu'est-ce que je l'ai aimée ! Certains la disaient acariâtre. Moi, je me disais simplement que son handicap devait causer bien de la douleur. Toute sa vie se déplaçant avec des cannes, claudiquant, douleur à chacun de ses pas, c'est le destin auquel tu échappas, ma sœur. De tante Luce, il me fut reproché que j'avais la préférence sur mes autres frères encore à la maison. Il faut dire que très tôt j'ai été ému par la souffrance des autres, tant que j'en fis plus tard ma vocation.

Neuf petits-fils de pute !Où les histoires vivent. Découvrez maintenant