François, le sixième de la fratrie et le troisième des garçons, les naissances s'espaçant peu à peu, tu n'as plus que treize ans de plus que moi.
D'avant mes six ans, j'ai bien peu de souvenirs, si ce n'est ceux qu'on m'a racontés. En revanche, ils deviennent plus abondants aux alentours de mes six ans, lorsque nous dûmes déménager. Papa étant tombé gravement malade, il lui fallut se reconvertir et abandonner la petite ferme en métayage qui subvenait difficilement à nos besoins, car même si les aînés étaient déjà partis, il fallait encore subvenir aux besoins des 5 enfants restant à la maison, sans compter tante Luce. À mes six ans, nos parents entreprirent d'acheter une maison et de la faire rénover, et papa changea de métier. Il devint le jardinier du château du notaire du chef-lieu de canton. Le parc en était immense, mais il m'a semblé que papa s'est épanoui dans ce nouveau travail, moins soumis aux aléas, avec un salaire régulier, et surtout avec moins de misère, celle que mes plus grands aînés ont connue.
Pour la première fois, la maison était à peu près décemment chauffée. L'eau ne gelait plus dans la maison en hiver, et summum du luxe, nous avions l'eau chaude ! Finis les bains du samedi tous dans la même eau chauffée dans une grande marmite au-dessus du feu de la cheminée dans cette petite bâtisse à l'écart que nous appelions le fournil ! Mais la nouvelle maison était bien petite pour les huit membres qui composaient notre foyer. Papa et maman avaient leur chambre. Tante Luce aussi. Clémentine, la seule fille restante, avait aussi la sienne. Mais, nous, les quatre derniers, tous des garçons, nous partagions une seule et même chambre. Il n'y avait que deux grands lits : l'un où tu dormais, toi, François, avec Marie-Jacques et le second où je dormais avec Pascal. À mes six ans, tu en avais déjà dix-huit. Ton envol était pour bientôt.
Papa a consacré sa vie aux plantes et à l'agriculture, mais n'ayant pas les moyens d'en dégager un revenu décent pour avoir un tant soit peu d'aisance, il nous a interdit à tous de faire le même métier que lui. Personnellement, cela ne me fâcha pas. Cependant, avec papa, mon frère, tu partageais l'amour de la nature, et avec maman, l'amour des fleurs. C'est pourquoi, le métier que tu te choisis conciliait autant qu'il t'était possible ce goût des plantes et ton apprentissage, tu le fis chez un horticulteur connu de la région, les Gaborit. Je me souviens y être allé avec nos parents, parcourant ce qui me semblait d'immenses serres de fleurs, telles que je n'en avais jamais vues. Le parfum de tourbe embaumait plus que le parfum subtil des fleurs, mais en s'en rapprochant le nez, on en découvrait les délicates senteurs.
Déjà à dix-huit ans, tu ne tardas pas à trouver ta belle, Rose, et tu partis vers d'autres cieux, te marias, et très vite, tu devins gérant de magasin de fleurs. Indéniablement, tu avais un talent certain dans ton métier et il te fut confié la gestion de magasins de plus en plus grands, Nantes, Tours, puis Rouen où tu te mis à ton compte.
Je me souviens avoir passé des vacances chez toi avant d'être allé au collège. J'avais donc moins de onze ans. Ton appartement était dans une cité de Joué les Tours, et ce fut pour moi la découverte d'un univers cosmopolite. Au fin fond de la Vendée, il n'y avait guère que des Vendéens de souche pour venir y vivre. J'eus, parmi les enfants de la cité avec lesquels j'ai joué, l'étrange sensation d'être moi-même un être étrange en n'étant rien d'autre que français. Tous avaient une ascendance étrangère, portugaise, maghrébine, espagnole, ou autre, et moi, eh bien, je n'étais que français, pire, vendéen ! Je me sentais curieusement comme de pauvre culture, n'ayant jamais voyagé et pas encore appris d'autres langues. Je confesse en avoir fait un petit complexe d'infériorité. Mais, qu'y pouvais-je ? Pour moi, ils étaient extraordinaires, et ne parlant pas d'autre langue que le français et mon dialecte natal, je me sentais misérable devant eux qui maîtrisaient d'autres langues. Ce fut en tout cas pour moi une véritable ouverture sur la différence.

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Neuf petits-fils de pute !
Non-FictionAu travers des portraits des membres de sa familles, le narrateur remonte, comme une enquête, l'histoire de sa famille, et en particulier, celle qui fut versés aux non-dits et au secret. Mais il faudra attendre les ascendants pour comprendre le flux...