J'ai décrit la grand-mère que j'ai connue, un brin austère, mais pas si mauvaise que ça. Pour ce qui est de la vision qu'en avait ma mère, ce fut une bien autre histoire. Le dévoilement de l'histoire familiale de maman et de sa mère se fit en plusieurs étapes, en plusieurs discussions, souvent le soir, quand nous étions seuls tous les deux, dans les phases noctambules de maman. Par quoi commença-t-elle ? Je ne m'en souviens pas, car elle m'en a tant dit que je ne sais plus dans quel ordre elle le fit. Alors, reprenant mes souvenirs de ces discussions, je vais les restituer tels qu'ils me reviennent, et autant qu'il m'est permis de leur redonner leur cohérence d'ensemble.
Le mariage de mon grand-père et de ma grand-mère maternels ne fut rapidement pas heureux. Il y eut très tôt discorde entre eux. Dans ses propos, ma mère a toujours montré qu'elle avait une immense tendresse pour son père, malgré son alcoolisme. Elle ne l'en jugeait pas responsable, curieusement, mais semblait en rejeter la faute sur sa mère. Les circonstances de la mort de mon grand-père présentent pour moi quelques ombres. Ce que je sais, c'est qu'à la suite d'un accident ou d'une chute de vélo, il fut d'abord hospitalisé pour une fracture. Les circonstances précises de cet accident sont confuses. Cela ne m'a jamais été dit clairement, mais il semble bien que cette chute arrivât alors que mon grand-père était ivre. A l'hôpital, il n'osa pas parler de son alcoolisme. Et, comme tout alcoolique trop brutalement sevré, il arriva ce qu'il arrive de pire en ces circonstances : il fit une crise de delirium tremens dont il décéda en bien peu de temps. De là, le contentieux de maman avec l'alcool.
Mais avant cela, ma mère me laissa toujours entendre que l'alcoolisme de mon grand-père était la conséquence de la honte qu'il avait du comportement de sa femme.Ma mère et sa première sœur ont nettement les traits de leur père. Avec les photos, cela saute aux yeux. Mais avec une évidence frappante, les quatre enfants suivants de la fratrie n'ont aucun des traits de celui qui les a reconnus comme siens au registre d'état civil. Ma mère a souvenir précis qui montre que son père était au courant des infidélités de sa femme, notamment en ce qui concerne mon oncle Edmond. (Devrais-je dire demi-oncle ?) Ainsi, un jour qu'Edmond encore bébé pleurait, mon grand-père se rasant dit en colère à sa femme dans notre langue natale :
— Occup' te din de thio drôle qui braille qu'é pa d'mâ.
Cette phrase est restée gravée dans la mémoire de ma mère au mot près. J'en ferais cette traduction littérale :
— Occupe-toi donc de ce marmot qui pleure en hurlant puisqu'il n'est pas de moi.
La forme abrégée de la formulation de fin de phrase est typique de l'expression de la colère dans notre langue autant qu'elle exprime un lien de causalité sur le fait qu'il ne s'en occupa pas. Si j'essaie de retranscrire en français la portée émotionnelle complète autant que les non-dits sous-jacents de cette phrase, cela pourrait donner :
— Fais-moi taire au plus vite ce mioche qui m'assourdit les oreilles. Il n'est même pas de moi ! Je ne veux plus l'entendre.
Dans tous les cas, la formulation est claire. Mon grand-père savait que son petit garçon n'était pas de lui. Mais, comment le savait-il ? C'est ce que ma mère me raconta plus tard.Maman ne devait pas être bien âgée. Elle avait forcément moins de onze ans, huit ou neuf en vérité. Car, d'une part, elle a moins de onze ans d'écart avec son frère (neuf pour être précis), son demi-frère donc, et d'autre part, il y avait pour les enfants à leur onze ans en cette époque un triste usage : celui de la location des enfants en tant que domestiques ou travailleurs de ferme par les familles plus aisées. On vendait les droits d'exploitation de l'enfant pour une durée d'un an renouvelable. Les enfants étaient alors dits gagés. Et les fameux gages dont il est question étaient en fait une compensation financière qui était donnée à leurs parents et pour lesquels les enfants ne recevaient pas un centime. Ils étaient nourris et logés par les familles qui les louaient. Ma mère fut donc vendue en domesticité la première fois à ses onze ans en la grande halle de Sainte-Hermine, petite ville du nord de la plaine vendéenne. Elle me raconta comment cela se passait. Les enfants étaient exposés dans cette halle comme on pouvait le faire pour n'importe quels animaux de ferme. Les acheteurs de leurs services les examinaient exactement comme on le fait avec des vaches ou des chevaux, leur retroussant les babines pour voir la qualité des gencives et la dentition, tâtant leur musculature, et, le cas échéant, faisant une offre. Celui qui faisait la meilleure offre emportait l'enfant en domesticité. Cette pratique d'un autre âge durait chaque année jusqu'au mariage, et au plus tard jusqu'à vingt et un ans, âge de leur majorité. Après quoi, une fois adultes, ils pouvaient devenir journaliers, mais alors seulement l'argent de leur travail leur revenait, pas avant. Mon grand-père était journalier. Autant dire que les revenus étaient maigres et variables en fonction des saisons. Ainsi l'adolescence de maman, elle la passa comme fille de ferme, gagée. La première famille chez laquelle elle fut laissée la traita fort mal. Elle m'en a décrit une anecdote qui en résume la maltraitance.

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Neuf petits-fils de pute !
Non-FictionAu travers des portraits des membres de sa familles, le narrateur remonte, comme une enquête, l'histoire de sa famille, et en particulier, celle qui fut versés aux non-dits et au secret. Mais il faudra attendre les ascendants pour comprendre le flux...