Pierre-Jean, mon frère par le sang et par le cœur, porte-douleur

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Mon cher frère, toi, le troisième dans l'ordre des naissances, tu es l'aîné au sens intime de notre culture ancestrale et patriarcale. Sais-tu d'où te vient ton prénom ? Tu t'appelles Pierre, car sur six générations, c'est le prénom du premier-né mâle de l'ascendance de notre Père, et tu t'appelles Jean, car c'est sur cinq générations le prénom du premier-né mâle de l'ascendance de notre mère. Notre oncle Edmond est la seule exception à cette règle, et la raison tu la connais, je te l'ai dite. C'est qu'Edmond n'est pas le fils légitime de notre grand-père, en dépit des registres. L'amusant de cette anecdote concernant ton prénom, c'est que quand papa et maman l'ont choisi pour toi, je ne crois pas qu'ils savaient que cette tradition remontait aussi loin dans notre généalogie.

Ces registres des naissances de notre famille, jeune adulte, je les ai épluchés en remontant jusqu'à la révolution de 1789. Je voulais en savoir plus sur notre lignée, à une époque où je me questionnais sur mon identité. C'était avant de savoir que la lignée de maman était aux deux tiers illégitimes. Mais, en tout cas, maman de son père civil était bien la fille. Elle en tirait à la fois honte et fierté.

Cependant ces anecdotes-là sont bien peu d'importance par rapport à ce dont j'ai envie de te parler. Il y a quatre sujets dont j'ai le cœur à me confier. D'abord, les souvenirs d'enfant que je garde de tes visites, ensuite, les relations entre maman et ton épouse, mais aussi de ta fille aînée dont je sais que par sa différence vous avez atrocement souffert, et enfin, je voudrais te parler de ce que j'éprouve pour toi, de tes qualités autant que de l'estime que je te porte.

Mon grand frère, avec toi aussi, j'ai un grand écart d'âge. Vingt-deux ans, si je ne me trompe. Les premières naissances de notre famille furent rapprochées. Elles s'espacèrent de plus en plus avec le temps. Cependant malgré cet écart d'âge, nous ne sommes pas plus les uns que les autres d'une époque où l'on savait réguler les naissances. Je ne sais pas si vous, les premiers-nés, vous avez été désirés. Je sais, en tout cas, que je ne l'étais pas, maman étant convaincue qu'à quarante trois-ans, elle n'aurait plus d'enfant. Je ne crois pas qu'elle eut honte de vous avoir. Mais je sais que pour ce qui me concerne, l'idée de ma naissance, elle l'a vécue comme une humiliation ! C'est elle-même qui me le confia alors que j'étais préadolescent. Je ne sais pas pourquoi, j'ai toujours eu le privilège des confidences, et c'est à moi, malgré mon curieux caractère, que généralement l'on est venu confier les plus lourds secrets de famille. Peut-être parce que j'ai toujours su avoir l'oreille et la sensibilité pour les entendre. Quoiqu'il en soit, maman eut une telle honte de cette tardive grossesse qu'elle l'a, de son propre aveu, cachée aux yeux du voisinage en se bandant étroitement le ventre pour en dissimuler les rondeurs, et ce, jusqu'au septième mois compressé par les bandages ! Je ne sais pas comment cela agit sur le développement du fœtus, d'autant que je pesais plus de quatre kilogrammes à la naissance ! En tout cas, je peux te dire que ça fait un drôle d'effet de savoir que sa mère a eu honte de te porter, honte d'avoir un enfant de plus, et peur d'en être jugée. Peut-être est-ce la culpabilité de cette honte qui fit qu'elle me protégea de certains jugements acérés. Pourquoi cette honte ? Les conventions sociales de son temps, sans doute ! Maman y a toujours accordé tant d'importance. Marie-Line, amie de maman, et que j'ai tant aimée, a été choisie hors de la famille pour être ma marraine, car elle fut la confidente de maman pendant cette grossesse dissimulée et que c'est elle qui permit à maman de l'assumer et parce qu'elle l'accepta sans jugement. J'étais assurément prédestiné à faire tache dans le décor ! Toute mon enfance, j'ai senti de ma fratrie que j'étais regardé comme un privilégié, le petit dernier, le petit favorisé, vivant dans moins de misère. C'est bien certain, les temps n'étaient pas les mêmes. En vingt ans, le monde avait bien changé. Mais, tout ce temps où l'on me croyait plus choyé, moi j'ai su que j'étais l'enfant de la honte ! Et, je peux bien le dire, je l'ai chèrement payé. On appelle en psychologie, les jugements négatifs portés sur un enfant en bas âge des blessures narcissiques. Je peux te dire que j'en ai reçu un paquet ! Et plus on en reçoit, moins on est porté à être capable de s'estimer. 

Neuf petits-fils de pute !Où les histoires vivent. Découvrez maintenant