À ma seconde sœur, Paule, que nous surnommions Popole, je ne saurais simplement écrire. Nous ne nous parlons pas depuis si longtemps déjà qu'il est difficile de savoir aujourd'hui ce qui, à l'origine, nous vaut encore à l'un comme à l'autre d'être aussi distants l'un envers l'autre. Je ne connais pas toutes ses raisons, et, dans le fond, je ne tiens guère à toutes les connaître. J'en sais bien assez pour mon opinion. Si elle eut à prendre ma défense, je ne le sus pas. Mais, l'opinion de son époux, je la connais. La sienne ne variant pas, la mienne, non plus, ne variera pas. Et, je ne crois plus qu'un si long mépris nourri avec autant de constance puisse jamais se résorber. Je ne tiens donc pas à approfondir un sujet dont l'issue est déjà close. Cela n'augmenterait qu'un peu plus notre incompréhension. Je sais ce qu'il pense de moi et c'est déjà bien suffisant pour me couper l'envie d'une discussion.
Ma seconde sœur n'a pourtant pas un mauvais fond. Bien au contraire, elle fut bonne avec ses frères. Et si Maryse avait l'excellence des résultats scolaires, ce que maman fit de Paule, ce fut sa petite main, oserais-je dire sa petite esclave ? Maryse avait l'habileté de la diplomatie. La seule arme de Paule fut de se rendre utile. Et ma foi, ce que je peux en dire, c'est qu'elle sait le faire avec excellence et humanité, dans les actes plus que dans les mots bien malheureux par ailleurs. Cependant, de là où je suis, je la regarde comme une otage au syndrome de Stockholm d'un époux dont je ne pense pas grand bien.
Depuis la mort de mon aînée, ma sœur a reçu les privilèges de l'aînesse, mais, mon jugement est sévère, elle n'en a pas la justice et l'équité. C'est son époux qui les exercent bien trop souvent, et, à mes yeux, il n'en a aucune des qualités, pas plus qu'il n'en a la légitimité.
Presque autant que Maryse, Paule n'est pas de ma génération. Vingt-trois ans nous séparent. Et comme pour Maryse, quand je suis né, j'étais l'oncle de deux de ses quatre filles. Camarade de jeux, j'ai d'heureux souvenirs des moments passés avec elles. Pourtant, comme ma mère, ma sœur a connu le deuil de son aînée ; elle aussi habitée par la bête qui ronge, ce cancer qui dévore les sangs et les entrailles, laissant un fils en bas âge à demi orphelin. Mon jugement envers ma sœur bien est indigne de la souffrance qu'elle a dû vivre. Elle mériterait de moi bien plus de compassion et d'indulgence que je n'en ai. Je sais que j'ai tort. Ce n'est pas que je n'en ai pas d'ailleurs, mais, j'ai été tant blessé par tant de ses jugements probablement mal éclairés, maladroits, en tout cas très douloureux. Ce sont des mots dont le goût amer les rend difficiles à surmonter. Et, davantage et sans grand fondement, c'est pour ses filles et son petit-fils que garde plus de compassion. Ô dépit, mais pourquoi donc faut-il que, si étroitement, Popole laisse dire, voire épouse aussi, les opinions ignobles de son époux ?
De moi, il dit que je suis un pervers, un malade qui ne devrait pas exister, une tapette, une tarlouse, un pédé, une pédale, un caractériel, un petit con et quelques autres fanatiques compliments. Eh, oui ! Tous ces mots pour me qualifier, quel privilège ! Je sais par plusieurs sources qu'il les a eus dans la bouche à mon propos. Oh, bien sûr, pas en franchise. Cela ne se fait pas ! On tient à préserver les apparences. On évite les conflits ouverts. Il y en eut pourtant quelques-uns. Cependant, généralement, en famille on se tient. On fait le jeu des faux-semblants.
Je suis homosexuel, c'est un fait. Mais pour donner une idée de leur compréhension raffinée de ma condition, j'appellerai de ma mémoire cette anecdote. Il y a un peu plus d'une poignée d'années, je les ai entendus tous deux traiter l'un de leur petits-fils un peu moins téméraire que les autres, de ces encourageants espoirs pour sa destinée, s'adressant aussi bien à l'enfant qu'à toute l'assemblée, l'un renchérissant sur l'autre, devant moi et mon compagnon :
À l'enfant :
— Alors tapette, t'es qu'une petite pédale, une mauviette ! Dit le stimulant grand-père.
Je devins blême et sidéré. Ses parents n'étaient pas là ! Personne pour protester !
Et à l'assemblée :
— Celui là c'est une petite tantouse.
— C'est un petit peureux, ajouta ma sœur, comme pour justifier l'insulte, les doigts crispés nous regardant, sourire formant grimace gênée.
— Ce s'ra jamais un vrai homme, paracheva le grand-père.
Nous nous regardâmes mon compagnon et moi, interloqués et blessés à la fois.
L'enfant n'avait guère plus de cinq ans et n'avait commis aucune bêtise ! Comment peut-on traiter son propre petit-fils de cette façon ? Je n'en reviens toujours pas !
Cela visait sans doute à faire amusement et encouragement. Mais en moi, monta un courroux sourd et redoutable. Je sais ce que font ces mots quand on est enfant. Ils ne font que détruire notre estime de soi, et cela, jamais, ne se répare ! Après ça, pour la vie, on nourrit de soi, l'idée que l'on est indigne, et l'on a toute peine à se considérer avec honneur. La honte au fond de soi finit par nous habiter. Mais la honte, précisément, est un sentiment que mon beau-frère ignore pour lui-même. Il a la prétention de tout savoir, de tout régenter, y compris dans les domaines dont, tout, il ignore. En un mot, je ne saurais adhérer à ses opinions discriminantes ! N'est ce pas lui qui voulait envoyer tous les séropositifs ayant relation sans protection en prison ? «Il faut protéger la société, comprenez-vous ?» â l'évidence, le personnage ne connaissait pas son sujet et n'avait pas lu le rapport Hirshel. Mais sa prétention était d'avoir quand même raison, sourd à tout argument. L'escarmouche avait été serrée. Je n'aime pas ces haineux prétentieux qui ne connaissent rien à un sujet, ni plus qu'à la raison, mais qui sont prêts sans hésiter à faire glisser la guillotine de leur jugement sur tous les cous différents de ce qu'ils sont. Ces gens-là nous feraient un monde gris et odieux d'oppression. On connut ces temps-là dans l'histoire. Pour ma part, je n'en veux pas.

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Neuf petits-fils de pute !
Non-FictionAu travers des portraits des membres de sa familles, le narrateur remonte, comme une enquête, l'histoire de sa famille, et en particulier, celle qui fut versés aux non-dits et au secret. Mais il faudra attendre les ascendants pour comprendre le flux...