Dans ma langue natale, on appelle le dernier d'une fratrie le « p'tit couic ». En français, on traduirait ce mot par l'avorton d'une portée. Je suis donc le « p'tit couic », l'avorton de ma fratrie. Mais en français, ce mot porte une autre signification. C'est le cri d'un homme ou animal dont on tord le cou. L'image est gracieuse et peu flatteuse. Le « p'tit couic » est à la fois le dernier, mais, aux yeux de ses aînés, souvent considéré comme le préféré ou le surprotégé, et qui sait, celui à qui l'on voudrait tordre le cou. Il porte sur lui le poids de la jalousie de sa fratrie dont il prend la place dans l'attention de leurs parents. Avorton me correspond bien et à plus d'un titre. D'abord parce que la grossesse que ma mère eut de moi fut longtemps dissimulée. Ce n'est pas avortement, mais cela résonne étrangement avec avorton. Ensuite, mes problèmes de santé dans mes premières années générèrent des problèmes de croissance. Enfin, de ces problèmes naquirent une inquiétude et une attention que mes frères et sœurs sans doute auraient bien aimés avoir pour eux.
Quel bizarre malentendu ! Je fus l'objet de soins particuliers, parce qu'en danger, moins que par préférence, comme on put le croire.
Aussi, longtemps j'eus le sentiment d'être jalousé par une partie de ma fratrie. J'en fis même longtemps de terribles cauchemars dans lesquels, comme une récurrence, je me retrouvais muet dans mon rêve sans pouvoir exprimer ce que je ressentais, sans pouvoir me faire entendre. Ces cauchemars m'étaient abominables : ma voix s'éteignait dans ma bouche. Je voulais hurler ma douleur. Mais je ne le pouvais pas ! Trop de lavabos remplis d'eau m'avaient appris à refouler l'expression de mon désarroi.
Mes frères, ce sentiment d'avoir toujours été regardé comme un privilégié, sauriez-vous imaginer comment j'ai pu en souffrir ? Mes études, notamment, m'étaient souvent reprochées comme un privilège. Pourtant, mes neveux, vos propres enfants, pratiquement du même âge que moi n'en suivirent pas moins que moi ! Et qui plus est, ces études tant reprochées, par Paule ou Gabriel en particulier, je me les suis moi-même payées en travaillant pour les financer. Je n'ai, en vérité, pour seul privilège par rapport à vous qu'un changement de législation (l'école était devenue obligatoire jusqu'à seize ans), des aptitudes à l'écriture que j'ai cultivées dès avant l'âge de dix ans, des rencontres qui m'orientèrent sur les voies du savoir, et l'opportunité de pouvoir suivre mes études tout en ayant un travail qui me rémunérait assez pour pouvoir les poursuivre, selon mes attraits. Mais écrivant ces mots, lisez aussi combien je me sens encore coupable d'avoir eu ces chances qui n'ont pas été les vôtres. J'étais le dernier. Me payer moi-même mes études n'engageait en rien nos parents à en faire autant pour ceux qui me succéderaient, puisqu'il n'y avait de toute façon pas d'autre enfant après moi. Et, de ces études, faites sous la pression de mes questionnements intimes, plus que tout autre pour survivre, j'en avais besoin pour ne pas mourir sous le poids de la honte de ce que j'étais.
Certes, à la maison il n'y avait pas de moyens, et le plus tôt possible, il fallait se trouver un métier. Il en fut ainsi pour chacun de vous. Mais quant à moi, j'avais d'un coté un poids sans nom à porter de par mon identité, et de l'autre, j'eus quelques rencontres humaines qui m'ont sauvé du désir de mourir et offerts quelques ressources et opportunités.
Mes grands frères, vous ne fûtes pas destinés aux études. Je le regrette pour vous. Mais, si je n'avais pas étudié la philosophie, je crois pouvoir dire sans mensonge que je serais mort aujourd'hui, effondré sous une dépression.
Oui, en effet, je fus la seule exception de la fratrie à aller à l'université, pour les raisons que j'ai données, par nécessité intime, par instinct de survie, parce que les temps avaient changés, parce que les tests de QI me donnaient un niveau hors du commun. J'en fus le premier surpris, lorsqu'on m'annonça le résultat des tests en troisième, le meilleur en logique, mais pas en résultats scolaires !
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Neuf petits-fils de pute !
Non-FictionAu travers des portraits des membres de sa familles, le narrateur remonte, comme une enquête, l'histoire de sa famille, et en particulier, celle qui fut versés aux non-dits et au secret. Mais il faudra attendre les ascendants pour comprendre le flux...