Chapitre 3 : « Sisyphe ? Tu te fais du mal. »

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Je partis de l'appartement de Clément en un éclat de rire, et puis, quelques minutes plus tard, j'arrivai à ma première destination.

De tous les endroits que j'avais jamais visité à Paris, celui-ci était probablement mon préférée : comme toutes les semaines, j'avais entre un et trois livres à acheter, licence de lettre moderne oblige. Je m'étais engagée dans cette formation avec un inconvénient indéniable : même si j'avais étudié dans un lycée français, je n'avais pas la même culture, les mêmes références que les autres. J'étais arrivée en France avec des citations de Gatsby sur le bout de la langue, mais on avait préféré me parler de Molière, de Corneille ou de Voltaire ; de Racine, de Céline et de George Sand ; il arrivait que je n'aie jamais entendu parler de leurs noms. On me citait des citations issues de Médée, de Candide ou du Cid, et je restais bien souvent sur le cul. J'avais entendu « Va, cours, vole, et nous venge »... et je m'étais retrouvée dans cette petite librairie, dont le propriétaire pouvait certainement dessiner mon portrait dans le noir, et lister chacune de mes spécificités.

C'était un dimanche matin, et, si la moitié de la population parisienne dormait encore, je pouvais voir à travers la vitrine gelée de la librairie que Louis m'attendait derrière son comptoir. Je pénétrai,comme toutes les semaines, dans ce que je considérais comme un sanctuaire : c'était une petite boutique à deux étages, qui n'aurait rien eu de spécial, si ce n'avait été que tous les murs étaient tapissés de livre... La magie de cet endroit tenait de l'indescriptible, et même après avoir lu la totalité des romans jamais écrits, je ne saurais la décrire. C'était à la fois sombre et lumineux, comme un roman de Voltaire.

En me voyant échevelée, pas maquillée, et vêtue d'un pauvre legging, le vieux libraire eut un mouvement de recul, un peu comme si j'avais été un monstre. Ce que j'étais peut-être inconsciemment, mais, tout de même... Je mettais ordinairement un point d'honneur à être impeccable autant que possible, et ce, en toutes circonstances ; pas particulièrement parce que c'était un devoir moral dans la capitale française (même si c'en était véritablement un), mais surtout parce que dès que, par malheur, je sortais dans la rue habillée comme à la sortie du lit, un paparazzi sortait de nul part, me prenait en photo et faisait la une de tous les magazines le lendemain. Il devenait riche et m'envoyait une boîte de chocolat (signé Jeff de Bruges, parce qu'ils étaient réputés pour être mes préférés, et que, à mon avis, ceux-ci réduisaient plus que de moitié l'humiliation dans lequel le photographe m'avait plongé),tandis que l'attaché de presse de mon père m'appelait, me passait un savon (ce qui, si on s'attache au sens littéral de l'expression,signifierait que j'étais quelqu'un de sale qui empestait la vicissitude pour toute la Anderson Family), et m'ordonnait de m'attacher les services d'un styliste.

Dans cette histoire, la seule chose que je me demandais était pourquoi le fait que j'ose me promener en pyjama un dimanche matin alors que tout le monde dormait posait tant de problèmes à tout le monde.De plus, il semblait qu'alors qu'une jolie mannequin brune, comme Elaine (pour ne citer personne) portant un legging immonde, des converses défoncées et une grosse parka était considérée comme étant au summum de la coolitude ; une April Anderson dans le même état passait pour une débauché qui avait festoyé toute la nuit,une prostituée de bas étages qui se droguait dans les rues, une véritable honte pour l'ensemble de la famille Anderson et, tiens !Jetons lui tous des pierres, ça lui fera les pieds.

- Tiens, April ! s'écria le vieux qui s'était enfin remis de sa surprise, ce sera quoi cette semaine ?

Le vieux libraire m'avait coupé dans mes lamentations, réalisai-je subitement. Je souris en contemplant la barbe broussailleuse de Louis, ses yeux bleus et son sourire engageant. Il m'avait toujours fait penser à ce vieux portraits de Victor Hugo (le seul que tout le monde, à New York, à Mulhouse comme à Paris connaît), et comme la totalité des français, il écorchait affreusement mon prénom, avec son R qui raclait dans sa gorge. Ce qui m'avait choquée au début était devenu familier, et, aujourd'hui, j'adorais entendre cette sonorité si particulière. Pourtant, c'était une prononciation vraiment, vraiment laide. Sincèrement.

April By NightOù les histoires vivent. Découvrez maintenant