La fin d'un temps

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                       Août 2015, assise sur ma chaise de chambre, je contemple l'horizon. Dehors, le vent souffle comme il n'avait pas soufflé depuis longtemps, les arbres s'affolent, les nuages se pressent et forment une épaisse couche grise dans le ciel. La météo reflète exactement ce que je ressens en ce moment même: de la colère mais surtout un chagrin incommensurable. La douleur insurmontable qui m'envahit n'est due qu'à une seule chose, la disparition prématurée de celle que j'aimais le plus au monde, ma mère, Kathleen. Envolée la semaine dernière, elle a emporté avec elle la joie que je portais en moi depuis ma naissance, le 23 décembre 1997. Je me rappelle son sourire, ses longs cheveux d'un brun profond qui rehaussaient son pâle visage, je peux aussi entendre sa voix comme si elle était à mes côtés. Lorsqu'elle ouvrait sa bouche légèrement rosée, des frissons me parcouraient le corps et je m'envolais alors au-dessus de tout, rejoignant un autre monde. Sa voix semblait venir des cieux, à la fois divine et pure mais jamais je ne pourrai parvenir à dire ce qu'elle était vraiment. Tout ce qu'elle apportait me manquera éternellement et le souvenir que j'en ai restera, je l'espère, au coeur de ma mémoire jusqu'à mon dernier souffle. Fermant les yeux, je ne peux empêcher mes larmes de couler. Aujourd'hui est un jour, que je n'ai cessé de haïr, me laissant un goût amer au fond de la gorge. Je sais qu'il m'est impossible d'imaginer qu'un jour comme celui-ci n'existât pas, pourtant je n'arrive pas à l'admettre.

                       Vêtue de noir, je m'apprête à me rendre dans ce lieu dont je ne préfère pas prononcer le nom. Soudain, mon père frappe à la porte. J'aperçois sa silhouette dans l'encadrement. Il est si...affreux. J'admets qu'il n'est pas convenable de penser cela de son propre père, pourtant je le fais avec plaisir. Si j'avais pu ne pas le connaître, ma vie j'en suis certaine, aurait été différente. La tête baissée et d'un pas lent, je me dirige jusqu'à lui. Je n'ose pas le regarder droit dans les yeux, choisissant de fixer le vase posé derrière lui, sur la console Louis XVI.

_Il serait peut être l'heure d'aller au cimetière, et puis il ne faut pas oublier que moi j'ai mon cours de golf à 17h.

                         Ce ton méprisable, qui lui est si familier, me fait avaler ma salive de travers. Je ne réponds pas et reste là, pensive en le regardant redescendre précipitamment l'escalier. Si seulement j'avais eu le courage de lui rétorquer ne serait-ce qu'une critique. Désespérée, je me dois d'y aller une fois pour toute. C'est le coeur serré que je monte dans la voiture de sport de mon père, inadaptée en ce jour, ni même pour les autres. Que vont donc penser nos proches, à bord de cet engin immonde et vulgaire? De toute façon, leur avis m'importe peu car ils sont tout autant détestables que mon père, insipides et très peu cultivés voire aucunement.

                          Assise sur la banquette arrière- la place avant étant occupée par une montagne de papiers administratifs de mon père- je regarde l'arbre que ma mère avait eu l'idée de planter le jour de ma naissance. Âgé de 17 ans, c'est un rosier aux fleurs roses immenses et parfumées, du moins habituellement. Aujourd'hui il semble fané, et faible comme je le suis maintenant. Peu à peu il disparaît de mon champ de vision pour finir aspiré par les habitations du quartier résidentiel où je vis depuis 2001. J'ai toujours trouvé cet endroit, fade, sans intérêt, fait de maisons identiques, impersonnelles et peuplé de gens tant idiots que superficiels. Il est vrai que je critique énormément tout ce que je vois, mais je ne peux faire autrement.

 Il y a peut être une touche positive à ce tableau fait uniquement de défauts, nos voisins du numéro 13 de la rue Edgar Allan Poe, l'année de mes six ans. C'était une famille simple et pourtant attachante. Les parents, Eric et Madeleine Harris, avaient quatre enfants adorables, entre 2 et 13 ans. Ayant peu de moyens financiers- Eric étant chauffeur de bus et Madeleine hôtesse de caisse- ils tentaient d'arrondir leurs fins de mois, en gardant des enfants ou en s'improvisant jardiniers. C'est ainsi que je les connus davantage, lorsqu'ils me gardèrent, un après-midi d'été alors que mon père s'amusait à la pêche avec ses collègues. Je ne pensais jamais que cet après-midi là serait un véritable bonheur. Je reçus des milliards de cadeaux et bisous des enfants, des gâteaux des parents. Ce n'est pas tant cet amoncellement de présents qui m'impressionnait, mais la générosité naturelle dont faisaient preuve ces personnes. On aurait pu aisément croire- ce qui aurait été normal- qu'ils ne m'offriraient rien en raison de leurs faibles revenus et pourtant leur envie de donner était grande. Malheureusement, je ne pus les revoir une seconde fois. Quelques semaines plus tard, la famille Harris fut expulsée par des huissiers. Je vis la scène de la fenêtre du salon et une peine s'empara alors de moi et de ma mère à qui j'avais raconté mon incroyable après-midi chez eux. Quand je repense à la réaction de mon père face à l'expulsion de ces pauvres gens, je ne peux qu'éprouver du dégoût envers lui. Ses propos avaient été les suivants:

Les uns disparaissent...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant