L'astre éteint

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                Quelques semaines après ma prise de décision, le grand jour arrive, le jour auquel j'étais destinée malgré moi.

             Assise sur une chaise, je me prépare psychologiquement à ce qui va me changer pour toujours en établissant la liste de ce qui disparaîtra définitivement. Un tout s'en ira sans me laisser atterrée, puisqu'il en fera exister un autre, au contenu divergent. Un fantôme remplacera mon corps voué à l'usure; une ignorance d'autrui permettra la disparition du jugement et mon entière liberté.

            Dans une simultanéité parfaite, j'ouvre la porte de mon avenir en fermant celle de mon passé. Les couloirs blancs menant à la suite des pages de mon histoire, me guident vers la salle où tout choix demeure irrémédiable. La gorge nouée et sèche, je respire bruyamment afin d'évacuer ce stress gênant, décuplé par l'absence d'explications quant au déroulement de l'opération. Pourtant, j'ai longuement cherché un dépliant stipulant les précautions à prendre, la durée de "l'acte chirurgical", les conséquences possibles sur le comportement ou la santé... Je suis à la fois étonnée et peu surprise par ce manque d'organisation.Chacun le sait, l'invisibilité est un projet tenant à cœur à son inventeur, mais le succès peut parfois vous parvenir trop vite sans que vous n'ayez le temps de vous y préparer. La pensée de monsieur Verdin se résume en une volonté de concrétiser sa trouvaille rapidement, sans allier les questions qui l'accompagnent, au risque de se laisser submerger par les imprévus.

            Moi, ce ne sont pas les imprévus qui me submergent, mais mon incessant mal-être. En retournant m'allonger là où je perdis littéralement une partie de mon bras, je ressens une peur identique. Les mêmes actes sont répétés, la même scène se dresse, les mêmes acteurs défilent.

_"Arrêtez!"me metté-je à hurler.

             A la résonance de ma voix rude et grave, le décor se fige. Immobile, il me dévisage comme si j'étais devenu à mon tour, l'actrice de cette misérable pièce.

_"Apportez-moi un miroir!".

            Liquéfiée par ma hantise de changer à tout jamais, je deviens irritable. Ce n'est qu'au moment de recevoir cet objet de réflexion que je sens ma colère s'estomper. A l'aide de ma main invisible, je parcoure chacune des parcelles de ma peau, découvrant le plaisir de s'admirer. Je redessine les traits de mon visage, frôlant la douceur de mon front et suivant l'angulosité de mon nez. Caresses d'adieu à ce corps que mes yeux n'auront plus la joie de contempler. Mais même si cette possibilité n'existera plus, ils auront au moins le pouvoir de transmettre à mon cerveau, le souvenir de ce qu'ils auront vu.Quelques larmes viennent clôturer ces au-revoir, abrégés par les remontrances du docteur.

_"Il serait temps de commencer! Allez-y!"

             A peine le temps de crier gare, mes paupières se ferment à la manière des rideaux de théâtre...




               En ne sachant combien de temps la pénombre m'aura recouverte, je me réveille dans une pièce apparemment déserte mais pourtant remplie de monde. Je me trouve dans le dortoir des Invisibles. Je suis désormais l'une des leurs.

            Je vois les plis de mon drap laissés par mes jambes alors qu'en jetant un œil vers elles, je me surprendrais à regarder dans le vide. Étonnamment calme, je ne désire pas m'attarder sur mon invisibilité pour l'instant. J'ai l'impression d'être plus attirée vers ce qui me rappelle mon passé. Sans savoir si les regards sont tournés vers moi, je m'avance en direction d'une source de lumière, venant de derrière une grande armoire de fer. Je la déplace alors comme si de rien n'était afin d'y passer ma tête. Les Invisibles, ces chanceux dont je ne faisais pas partie avant, possèdent la fenêtre de la liberté, celle que je cherchais désespérément.

            Ce rayon de soleil m'atteint, signe qu'un nouveau jour se lève. J'avais tant souhaité ressentir cette chaleur d'une source de lumière lointaine. Si loin mais pourtant si provocateur d'une allégresse particulière, le soleil est tantôt une image de beauté certaine voire « banale » tantôt le fruit d'énigmes et de mystères. Mon esprit si doué pour partir dans des réflexions inattendues, n'est influencé que par ce que je vois ou ce que je vis. En parlant de l'astre maître de notre univers, je tends à rapprocher les idées contradictoires que l'on en a avec notre jugement sur les terriens. Nous vivons avec le soleil levant et couchant comme si de rien n'était depuis des milliers d'années. Nous le regardons sans savoir de quoi il se nourrit ou se compose, sans vraiment chercher à se demander ce qu'il cache derrière son voile de feu. Il est comme ce voisin, que l'on croise et salut timidement le matin ou le soir, mais que l'on ne connaîtra jamais vraiment, manquant d'envie, ou de curiosité. J'aimerais pouvoir autant connaître l'univers que les hommes de notre chère Planète Bleue.

           Si je réfléchis tant le matin, c'est que ma nuit aura été assez reposante pour me faire produire autant d'énergie. A Dumbale, les réveils se passaient de la même façon.Les volets poussés offraient à mon regard l'horizon, comme l'inspiration de mes pensées folles. Redécouvrir la même liberté aujourd'hui, n'aurait donc pas pu me laisser impassible. Tellement d'activité cérébrale face à la passivité de mon corps, qui lui,reste le plus immobile possible. Cela ne semble pas faire tiquer les quelques personnes de mon dortoir.

_ « Où est passée Anne ? » prononce finalement une voix nasillarde.

           A ces mots, je me rappelle que la vision de mon corps s'est évaporée. Pour moi. Pour les autres. Il faudra bien que ma conscience n'exclut plus mon état actuel et définitif, je ne veux pas supposer ce que je suis mais l'affirmer. Comme une punition à ma propre intention, je laisse la peine m'envahir sans trouver le moyen de la faire fuir, délibérément. 

Les uns disparaissent...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant