Les épaules trempées et les muscles engourdis, je marche. Une serviette de bain épouse la courbe de mon cou.
Nous sommes lundi. Lundi est un jour redouté, considéré comme le mal-aimé de sa fratrie en -di. C'est compréhensible : personne n'aime la perspective d'une nouvelle semaine à endurer. Pourtant, il existe bel et bien une ou deux personnes sur cette terre qui l'apprécient, moi compris.
La raison pour laquelle je les aime les lundis, c'est qu'ils suivent les week-ends. Les week-ends ce sont les compétitions de natation qui s'enchaînent, compétitions que je gagne assurément sans que personne ne se pose la question. Les médailles qui s'empilent, les mains rougies par les félicitations, les regards acerbes lancés depuis l'autre côté du bassin... C'est tout une ambiance. Cela fait maintenant plus de huit ans que je profite de mes lundis comme d'un retour en fanfare à l'école, nourrissant mon ego des compliments que m'y font mes admirateurs.
J'ai toujours baigné là-dedans. Je veux dire : dans l'admiration. Un désir contracté depuis l'enfance qui me consumme et me somme de redoubler d'efforts à chaque entraînement. Je nage, non pas pour garder la forme – quoique cela m'est bien utile – mais pour gagner. Être le meilleur. Car quitte à posséder une fierté, autant la mériter. Au final cet acharnement m'a valu le titre de leader de l'équipe de natation de Blurdale, les Pink Sharks. Par « leader » j'entends celui que plus personne n'essaie de dépasser. Désormais on s'incline et on se tait, on fait de son mieux pour ne pas me décevoir.
« Kyrel ! Sacrée compèt' hier soir... Tu les as défoncés. »
Je marque un arrêt. Posté près de la sortie du centre sportif, un jeune homme grimace, visiblement concerné à l'idée d'avoir sorti une connerie.
Si tout le monde sait que le quater-back alter-ego de Miss Pot-De-Peinture n'a jamais existé, le flegmatique Kyrel subsiste tant et si bien au cœur d'High Abrahams. Que quelqu'un ne connaisse ni mon prénom, ni mon visage n'est pas quelque chose dont je suis coutumier. Tout le monde sait qui je suis. Une étiquette parmi tant d'autres, idéalisée par tout ces adolescents en mal d'expériences.
Remarquez, il faut bien les comprendre : se faire une place parmi l'un des trois seuls lycées de la région – la commune de Blurdale n'attire pas grand monde – n'est pas simple. Alors on s'amuse avec les étiquettes, cherchant à recréer les vies mouvementées des adolescents de nos teen-movies préférés. On s'évertue à mettre un adjectif sur ce que l'on ne peut pas qualifier, on commente les faits-et-gestes de ceux qui ont réussi à se faire un nom... Il faut bien stimuler sa vie de boutonneux de campagne.
« Je sais. »
Je continue mon chemin.
Forrest Gump avait raison : nous vivons dans une boîte de chocolats. Il y a le fond, celui qui ne laisse qu'un arrière-goût dérisoire au bout des papilles (exemple : ce gamin), jusqu'à ce dernier étage, si mince, si sélectif. On l'admire bien des heures avant d'oser y toucher. On l'observe comme s'il allait nous bouffer. Et c'est précisément à cet étage-là que j'appartiens, le fameux cercle d'étudiants dont tout les élèves rêvent de faire partie.
« Mais qui voilà...
À peine je dépasse les grilles de l'établissement que Mace Denver fond sur moi, son sourire trop large collé sur la face.
— Salut, tocard.
— Alors, Anastasia est venue te féliciter hier soir ? me questionne-t-il d'aplomb. Si tu vois ce que je veux dire... »
Il éclate de rire. Mace raffole de ce genre d'humour, allant de pair avec sa tête de jeune premier et ses polos Ralph Laurent. Une coupe brune peignée en arrière, un dos endurci par la natation, trois grains de beauté formant un triangle sur sa joue ; Mace est un beau-gosse qui en a pleinement conscience. Il n'y a qu'à croiser ses yeux acier pour s'en rendre compte.
Pourtant il est difficile de ne pas l'apprécier. C'est un gars sympa, quoiqu'un peu premier degré, doué d'une empathie qui m'a toujours étonné. Nous nous sommes rencontrés en primaire, lorsque nous jouions dans la même équipe de football. En dépit de notre année d'écart nous avons tout de suite accroché et n'avons plus jamais souhaité nous quitter. Et étant donné que je retape ma terminale cette année, nous nous retrouvons enfin dans la même classe.
« Non, elle était avec Sylvester, je rétorque dans un rictus amer. Mais je te paries tout ce que tu veux qu'il a encore pas eu le cran de conclure.
- Quelle tapette. » crache Mace.
Même si Sylvester est tout ce qu'il y a de plus gentil sur cette planète, le brun m'aime beaucoup trop pour aller contre mon sens.
« Oh mon dieu... »
Chuchotements.
« Ne le regarde pas dans les yeux ! Il va nous prendre pour des tarées. » on souffle plus fort, à droite.
Mes chères admiratrices. Une tripotée de secondes gloussant comme des pintades si j'ai le malheur de croiser le regard de l'une d'entre elles. Et ça murmure, et ça ricane, et ça rougit... Nous les connaissons, contrairement à ce qu'elles peuvent penser. Mais c'est juste qu'on s'en tape. On les ignore, c'est tout.
« Kyrel, coupe tes cheveux si tu veux vraiment te débarrasser d'elles, lâche Mace sans que je ne lui ai rien demandé. Sincèrement, c'est comme te mettre une pancarte "Kyrel Jensberg se trouve ICI" juste au-dessus de la tête.
Mes cheveux sont à moi ce que la Statue de la Liberté est à New-York. Sans ça, nous ne sommes plus vraiment nous. Ils me tombent dans les yeux en mèches roses et éparses, arrivant juste sous les oreilles une fois remis en arrière.
- Je suis le meilleur des Pink Sharks. C'est ma marque de fabrique, alors c'est non négociable. » me justifié-je en y joignant un coup d'épaule.
Nos chemins se séparent alors. Mace a mathématiques, moi biologie. Rares sont les cours où nous nous retrouvons ensemble.
Tandis que j'aborde le couloir du labo, une vibration surprend ma cuisse gauche. Je m'arrête, puis sors mon téléphone. Une notification s'affiche.
Messanger : Sheldon Runke essaye de vous contacter.
Cela doit être un bouseux n'ayant pas encore compris qu'il ne sert à rien de me parler si je ne l'y ai pas invité. Mais je n'ai pas le temps d'en savoir plus que le mammouth qui orchestre le cours de biologie me pousse à l'intérieur de la classe ;
« Rmpfsortez votre manuel... » lâche-t-il, traînant, lassé.
Ce prof est incroyable. Ses mots se perdent dans les méandres de son triple menton avant d'être recrachés.
Je m'interroge. Tout le monde sait ça, tout le monde jusqu'au fin fond des cervelles de moineau des premières années. Une règle de l'Encyclopédie des demi-dieux de Blurdale devenue tacite : je ne parle pas aux looser.
Et après réflexion, je n'aurais jamais dû ouvrir ce message.
p.1
VOUS LISEZ
stratosphère.
Подростковая литератураEt puis celui qu'on appelait Roshe est revenu, bourré de fautes et de mensonges. Kyrel ne l'avait jamais vu : il ne s'intéressait pas à ce genre de gamins. Alors pourquoi lui avoir répondu ?