p.14 › Alaskus.

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Je survole ma chambre. Arpente mon lit sans conviction. Il est sept heures du matin et je suis en train de rater mon entraînement. Mon caleçon me gratte. Je pue le déo. On est mardi, et jamais je n'aurais cru possible que l'on puisse me faire détester un lundi. Parce qu'il suffit d'une simple conversation pour vous faire regretter de vous être levé.

Comment peut-elle m'avoir engueulé ? Je veux dire : à qui appartenait l'haleine acide qui m'a pris de court dans cette foutue salle de jeux, samedi soir ? D'après Anastasia j'en ai profité. Mais comment ne pas profiter de tes lèvres, petite merdeuse ? Se rend-elle seulement compte de ce qu'elle me fait subir avec ses moues provocatrices et ses blagues de merde ? Les filles comme elle n'ont pas à salir ma réputation. J'avoue ne pas être le plus gentil des gars, mais je ne suis pas un connard non plus, merde.

Et je me répète ça en boucle, sans savoir si mon instinct réussira à s'y plier. Bien sûr que non : je suis amoureux. Je ne peux que lui donner raison. Nous nous sommes embrassés. Rien de plus, rien de moins. Et puis pourtant, lundi, plus rien. Plus aucune conversation, plus aucune partenaire de chimie. Ignoré, voilà le mot : je me suis senti ignoré. Pour un foutu baiser.

Midi venu elle m'a attiré au QG concierge :

" T'es vraiment stupide : comment as-tu pu imaginer que j'allais t'embrasser consciemment ? J'étais soûle ! "

" Mais Ana-... "

" Kyrel, tu es mon ami. Et en tant qu'ami, tu aurais dû me repousser au lieu de fourrer ta langue dans tout ce bordel. "

" Ana, ce n'est qu'un bisou. Tu vas pas en faire tout un plat ? "

" Ce que tu ne comprends pas, Ky, c'est que je ne veux pas de toi. Je ne veux plus de toi. Il va falloir que tu t'enfonces ça dans le crâne. Tu ne peux pas tout avoir, contrairement à ce que tu penses. "

" Je n'essaie pas de tout avoir, tu te fous le doigt dans l'œil. Anastasia, je suis désolé. Mais comment tu peux m'empêcher de t'aimer alors que toi-même tu sais ce que ça fait ? Tu n'as pas le droit de me reprocher ça. Toi aussi tu l'as vécu, ne l'oublie pas. "

" Ah ouais ? Alors pourquoi toi tu aurais le droit et pas moi ? Fais-moi plaisir, retourne baiser ma sœur et laisse-moi tranquille. "

" Ana. "

" Arrête avec tes répliques merdiques. Je t'ai aimé, t'as préféré ma sœur : très bien. Sauf que, ouhouh ! c'est de l'histoire ancienne. Maintenant lâche-moi. "

Anastasia n'est pas très compliquée à percer. Elle s'est sentie vexée, vexée et frustrée d'avoir attendu si longtemps pour cet humble contact. Observez ses zigomatiques qui crépitent, ses sourcils qui se haussent trop haut : ce sont des parades. Elle s'invente en colère pour ne pas avouer qu'elle est touchée. Elle est triste, au fond, que cela n'ait pas marché entre nous.

« Je ne sais même pas pourquoi je continue de venir te parler.

Six heures du soir. Roshe n'est plus assis sur la chaudière : il est debout face à la digue. Je ne vois que son dos, toujours affublé de son sweat à capuche trop grand. Les cheveux en bataille, un halo gris efface son profil soucieux. Il sursaute lorsque j'arrive.

— Ouais, c'est vrai : je ne sais vraiment pas pourquoi, je bougonne en me postant à côté de lui, mains dans les poches. Ça fait longtemps que je n'ai plus personne à raccompagner et tu me retardes dans mon planning.

— Peut-être est-ce parce que tu ne veux pas rentrer chez toi.

— Possible.

Un soupir caresse ses lèvres. Je tourne la tête et découvre avec stupéfaction non pas une, mais deux cigarettes coincées et allumées entre ses dents. L'énergumène fumerait-il ?

— Attends, tu viens de casser tout le
mythe que je me faisais de ta personne..., j'émets en feignant un air dégoûté.

— Oh, ceci n'est qu'une expérience, il articule malgré les deux filtres qui lui obstruent la bouche.

— Une expérience ?

— Je veux voir ce que ça fait de se sentir comme un personnage de John Green. Tu sais : Augustus qui n'allume jamais ses cigarettes, Alaska qui fume pour mourir et tout le blabla... Il lui manque juste le gars qui fumait deux clopes. En même temps.

— C'est dégueu, je lâche avec une grimace. Et je rêve ou tu t'es du genre à lire des romances gnangnan pour adolescentes ?

Il rougit. Ses yeux noisette balayent le sol.

— Elles ne sont pas gnangnan, il murmure. Et tu as passé une si mauvaise journée pour être tranchant comme ça ?

— Un peu, ouais. Enfin hier. C'est compliqué.

— Pas aussi compliqué que mes expériences foireuses, dit-il en toussotant à cause de la fumée. Raconte.

— La fille que j'aime m'accuse d'être un imbécile sans compassion qui agit avec un ego surdimensionné, je souffle, excédé. Elle fait sa pute avec son autre canard et me reproche tout un tas de trucs sans queue ni tête.

Il laisse tomber ses mégots sur le sol. Je peux sentir à travers son attitude qu'il n'apprécie pas la façon dont je m'exprime.

— Est-ce que tu l'aimes vraiment pour parler d'elle comme ça ?

Sa remarque me clot le bec.

— En tout cas, je n'en sais pas assez sur toi pour abroger ses dires, il termine. Ou pour les confirmer. Désolé. »

Nous observons les va-et-vient du lac en silence. Maintenant que nous sommes en février, il fait un petit peu moins froid que d'habitude. Le vent survole le complexe au lieu de s'y engouffrer, mais Roshe frissonne toujours.

Je repense à notre dernière discussion. Quand il a faillit s'éclater par terre à cause de ses lettres et récité des vœux à tout-va. Lorsqu'il a touché mes doigts, aussi.

« Tu veux toujours en savoir plus sur moi ?

— Tu prends quoi comme céréales le matin ?

— Je ne sais même pas leur nom, balbutié-je, surpris par la soudaineté de sa question.

— Tu fais quoi le week-end ?

— Je sors en compétition, je traîne avec mes amis. La plupart du temps je nage ou je me branle.

— Hein ?

— Ironie, Roshe, ironie.

— Ah. Et pourquoi tu aimes nager ?

— Parce qu'on est obligé de tout garder sous contrôle. On est libre, mais seul. Alors on doit avoir confiance en soi, être en permanence sur le qui-vive et prendre des risques. Ça libère.

Je le laisse méditer quelques secondes là-dessus. Il semble perplexe. Son regard suit le courant du lac.

— C'est drôle comme tu as l'air tellement populaire, et pourtant si seul. » il lâche en fermant les yeux.

Je déglutis, prêt à contester, mais m'arrête. Il a peut-être raison.

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stratosphère.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant