p.10 › Satan corrompt ta sœur.

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Je ne tiens pas en place : Ash revient à la maison. Ma sœur, ma grande sœur, celle avec qui je n'ai pas besoin de me battre pour accéder à la télécommande.

À l'époque où je suis né, le couple qu'était censé former nos parents n'avait plus de ligaments que la simple passerelle qui nous liait, Ash et moi, à nos géniteurs. Des histoires d'argent et de responsabilités, un logis où plus rien ne fonctionnait, des rumeurs de tromperies aussi, j'imagine. Kurt et Effy n'étaient plus qu'un ménage  épuisé juste assez tonique pour subvenir à nos besoins.

Alors ce fut Ash qui me montra comment cuire des pâtes, juger l'odeur de mes chaussettes, ou encore rallumer le wifi sans me faire attraper. Nous étions tout le temps fourrés l'un et l'autre, que ce soit pour les devoirs ou les bêtises. Elle était brillante, moi un peu moins, et les gens l'admiraient pour son coup de crayon – elle dessinait beaucoup et bien. À l'école en revanche c'était une vraie garce. Vantarde, audacieuse, elle n'hésitait pas à qualifier les autres d'imbéciles heureux lorsqu'ils ne lui plaisaient pas. Aucun gosse de son âge ne voulait traîner avec, et elle avait pris l'habitude de déjeuner seule à l'heure du midi. C'était d'ailleurs à ce moment-là qu'elle coloriait les bande-dessinées qu'on inventait ensemble, à plat sur les tables granuleuses de la cantine.

Sauf qu'à la maison, jamais je n'avais vu de personne aussi altruiste, aussi généreuse et aussi attentionnée qu'Ashleigh. S'abandonner au profit d'une famille pour le moins exécrable relevait de l'héroïsme. Et à mes yeux, rien d'autre n'importait. Maintenant elle est storyboarder pour un studio d'animation à Chicago. Pour des pubs je crois, ou quelque chose comme ça. Un métier de rêve, d'après ce qu'elle me raconte. Mais je sais qu'elle ne me dit pas tout. Pour elle, je reste son petit frère qu'elle doit protéger de tout tracas...

Mais ce week-end, elle retourne à Blurdale. Pour deux jours certes, mais les jours restent des heures et les heures du temps passé à ses côtés.

« Kyrel ! Non mais c'est quoi cette coupe... »

Et la voilà, aussi rayonnante que l'été dernier. Tout juste sortie de sa voiture, elle a le nez plongé dans une écharpe aussi épaisse que le brouillard qui surplombe la ville depuis ce matin. Mais peu importe ce temps de chiotte, ses cheveux blonds sont si clairs, si lumineux, qu'ils assombrissent un instant ses yeux d'un bleu puissant. Elle remonte l'allée du jardin. Les commissures de ses lèvres s'allongent, à peine visibles, elle se frotte les mains. Les dalles mal fixées qui éventrent le gazon vibrent sous son pas.

Je reste planté là. Sous le porche du 21, Sleepy Trees. Effy prépare la table, Kurt aide Jil à ranger sa chambre. Je suis le seul à l'accueillir.

Soudain, une tête blonde. Aussi vive qu'un lapin, j'ai tout juste le temps d'apercevoir l'éclair d'un regard vert croiser le mien. Et ce même lapin, aux yeux ronds comme des billes, me fonce alors droit dans l'entrejambe.

« Ea... vl.

— KAKATOES !

Eavl. Mince, qu'est-ce qu'elle a grandit celle-là...

— EAV ! vocifère ma sœur, alertée par ma grimace.

Eavl – prononcé "Iveul" – est la fille d'Ashleigh, ma nièce. Elle est arrivée à l'âge où les adultes de sexe mâle commencent à la craindre, devenant potentiellement capable de vous défoncer le pantalon grâce à sa taille – du moins lorsqu'elle est contente et qu'elle vous fonce dessus. Un véritable boulet de canon d'à peine sept ans.

— Désolée Kyrel, murmure la petite fille en reniflant.

— C'est pas grave..., je parviens à marmonner. Mais dis donc, c'est quoi cette robe ?

Eavl est habillée n'importe comment. Débraillée au possible, cheveux emmêlés, elle porte un collant en laine rose, des baskets argentées qui clignotent sous ses pieds et une robe côtelée jaune poussin. Sur la poche ventrale est cousu un escargot. Mais vu la façon dont il se contorsionne, Eavl a sûrement dû y fourrer une tonne de cailloux et de trucs inutiles.

— Maman l'a achetée devant la Corde Cassée. Tu l'aimes ?

Ses doigts frottent les plis de mon jean. La Corde Cassée fait référence au square dans lequel elle a l'habitude de jouer. L'un des jeux y est longtemps resté interdit à cause d'une corde mal fixée, d'où son nom. On aime beaucoup ce parc. Même si quelques racailles viennent y fumer de temps en temps, l'énorme carcasse d'échelles et de toboggans a toujours fait triper Eavl.

— J'adore, on dirait la Princesse Escargot. D'ailleurs, c'est ce qu'Effy est en train de nous préparer..., je déclare avec un sourire en coin.

— Erk ! Maman ! s'écrie soudain Blondie. Ky raconte n'importe quoi !

— Calmos l'asticot, fait Ash en arrivant à notre hauteur. Kyrel ne sait même pas inventer un mensonge plausible : ça sent les frites jusque dans le jardin. »

À ces mots, la mine dégoûtée de la fillette se métamorphose en une exclamation de surprise et elle disparaît derrière la porte d'entrée. Je tourne le cou et la regarde s'en aller vers la cuisine, martelant le sol d'étincelles multicolores.

« Et à moi, on ne dit pas bonjour ?

C'est au tour d'Ashleigh de capter mon attention. Ses lèvres s'abaissent, son menton pointu aussi. Elle bat des cils au moment où je viens la serrer dans mes bras, tout contre moi. Cela fait cinq mois que je n'ai pas pu humer les effluves vanillés qui s'échappent de ses sourires, de ses gestes. Alors enlacés depuis près de deux minutes, elle finit par décoller son nez de mon cou.

— T'es beau, mon frangin.

— Toi aussi ma Ash. Tu m'as manquée.  »

Une fois les valises déchargées et la chambre d'ami débarassée, nous nous installons sur les canapés. Effy a arrêté de compter le nombre de miettes tombées par-terre et discute avec Eavl. Kurt et Ash parlent du boulot, des factures. C'est chiant. J'aurais pu essayer d'engager la conversation avec Jillian, mais instagram me l'a déjà soutirée. Ses mèches délavées lui barrent le front, dissimulant ses yeux du même brun que les miens.

« Tu pourrais au moins jouer la sociabilité, tocarde.

— Et toi tu pourrais au moins fermer ta gueule, connard.

— Tu me traites encore une fois de connard et je te coince la tête dans les toilettes, je crache entre mes dents.

— Mais oui..., soupire-t-elle avec dédain.

Et comme pour illustrer ses pensées, elle tend le bras vers les chips. Sauf qu'au lieu d'atteindre le saladier, elle effleure du dos de la main un verre encore rempli de vin, acheté pour l'occasion. Je le vois tanguer, danser sur son pied avant qu'il ne heurte mon genoux et imbibe mon pantalon. Le sourire qu'elle se met à afficher, acide, semble accroître la vitesse à laquelle le liquide se répand sur mon jean.

Elle l'a fait exprès. Et elle en est fière.

Alors la chaleur qui réside au creux de mes phalanges s'éveille. On ne peut pas vraiment l'expliquer, cette sensation ; elle est juste là, l'envie d'agir contre autrui. Faire mal. Se défouler. Dégonfler son arrogance d'un seul coup de poing.

Et ma paume se détache du sofa. Elle attrape sans douceur des cheveux fades et sans réelle couleur, les cheveux de ma sœur, Jillian. La colère déferle sous mes doigts. Mais mes épaules relâchent la pression, s'afaiblissent lorsqu'un gueulement strident s'échappe d'entre ses dents.

Effy gémit, Ashleigh arrête de mastiquer, Eavl se cramponne à la table.

Mais Kurt lui, son regard, il me foudroie sur place.

Car je sais que ce soir une portion de frites demeura, laissée-pour-compte dans le plat, une chaise ne grincera pas. J'ai l'habitude. Un deuxième paquet de chips aux crevettes s'ouvrira, une bille verte près de mon nom en gras s'allumera, et c'est à ce moment là que, pour la première fois, je me mets à espérer que Roshe soit là. Ce soir.

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stratosphère.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant