p.17 › tisane coréeo-québecoise.

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Mace et moi avons toujours eu un faible pour Columbus. Parfois nous nous y échappons le temps d'un week-end, lorsqu'il nous prend l'envie de changer d'air. On roule jusque chez son grand-frère qui habite le centre, et on s'y pose afin de reprendre nos esprits. Cela peut très bien durer deux heures comme deux jours.

Aujourd'hui je l'ai laissé conduire. J'ai besoin de réfléchir. Lui ayant baratiné que je souhaitais prendre du recul par rapport à Anastasia, il ne m'a pas posé de questions. Mace n'est pas du genre à s'interroger : il agit, c'est tout. Et c'est en partie pour ça que je l'apprécie.

Samedi, huit heures du matin, nous engloutissons des bretzels trop salés sur du Bowie chevrotant. Je fredonne, la tête appuyée contre la vitre passagère. Le lac à ma droite rayonne sous les éclats projetés par l'heure avancée, car il commence à peine à faire jour, et les rayons du soleil viennent lécher la carrosserie. C'était une belle voiture, avant. Maintenant c'est à peine si les clignotants fonctionnent.

On ne parle pas. Plongés dans nos pensées, chacun mène sa vie sans venir déranger l'autre.

Je ne sais pas comment nous avons pu devenir meilleurs amis, à l'école primaire, alors que nous n'avions absolument rien en commun. L'un était aussi bourge que la reine d'Angleterre et l'autre fringué comme Kurt Cobain. Je crois que ses parents avaient une dent contre moi : je dégueulassais en permanence leurs tapis persans. Mais maintenant, ils ont engagé une deuxième femme de ménage. Alors tout va bien.

Un vol de cygnes me fait sursauter. Je soupire. Ce n'est pas à cause d'Ana que je souhaite quitter Blurdale. J'ai toujours des doutes à propos d'elle, mais cela ne me travaille plus autant qu'avant. Non, la vraie raison, au-delà de mon père et des cours, c'est Roshe.

Comment ? Comment peut-il être aussi culotté, aussi spontané, aussi... soudain ?

Je ne voulais pas le vexer, alors je suis juste parti. Sans d'autres mots qu'un salut aspiré, j'ai traversé le complexe en baissant le nez, les yeux perdus dans le vague. Je ne savais pas quoi penser, si un jour j'oserais lui reparler. Que s'est-il imaginé ? Mon cœur est déjà pris et il est censé le savoir. Sauf que ce n'est pas ça, le plus bizarre. Le plus bizarre, dans cette histoire, c'est qu'il m'ait embrassé. Ça ne m'était jamais arrivé. J'étais mal-à-l'aise, déconcerté. Ça non plus je n'en avais jamais fait l'expérience.

Madeleine n'est ni d'une beauté froide, ni d'une beauté chaude. Elle est d'une beauté nue, plus sulfureuse, et au combien plus fascinante que celles qui se limitent à leurs attributs.

Les tâches brunes qui éclaboussent son nez, ses cheveux d'un auburn peu commun, et ses lèvres un peu foncées, usées ; des yeux d'un brun profond qui perceraient jusqu'à vos chairs les plus enfouies. C'est une Québécoise d'origine coréenne, à l'accent exotique. Vu son parcours d'itinérante moderne, elle en connaît des choses : c'est une encyclopédie sur pattes. Mais une encyclopédie silencieuse, car Madeleine n'a d'yeux que pour Elijah.

Je dois avouer n'avoir jamais vu quelqu'un d'aussi amoureux et d'aussi dévoué que la belle-sœur de Mace. Depuis qu'elle a rencontré Eli, elle a décidé de laisser couler sa petite vie au creux des bras de Columbus et de l'amour de sa vie, au lieu de rester auprès de son Québec natal.

« Salut beau-frère, roucoule-t-elle à la vue de mon ami. Ah toi aussi tu es là Kyrel !

Sur le pas de leur appartement, nous échangeons une bise humide avec Madeleine. L'immeuble dans lequel habite le frère de Mace n'est pas très cher, d'où les lattes branlantes et l'ascenseur en panne. Un peu rustique, un peu en brique, il copie le style New Yorkais sans pour autant être identique. En tout cas moi je m'y plais bien.

— Entrez, entrez ! Elijah est sous la douche.

Mace me lance un clin d'œil et nous suivons la jeune femme. Le salon est baigné d'une lueur orangée, refroidie par l'hiver. La québécoise nous désigne deux poufs posés au pied de la table basse, car ici, tout est proche du sol. Elle-même y a toujours mis un point d'honneur. C'est minimaliste, mais confortable.

— J'ai du café pour toi, Mace. Et de la tisane pour Kyrel. Je sais que tu en as besoin. »

Cette femme, c'est une sorte de petit oiseau qui s'exprime avec des mots doux et un regard transparent. Ses gestes sont passionnés, un peu pressés. Là, devant moi, elle est en culotte bleue et ses tétons pointent à travers le coton de son t-shirt. Mais je ne suis pas excité comme j'aurais pu l'être avec Ana ou River. En fait, je trouve ça beau. C'est léger, agréable à contempler : ce n'est pas étonnant que les étudiants viennent l'aborder sur les terrasses des cafés pour la prendre en photo.

« Les garçons, on vous a sorti le matelas. »

Je bâille. Mace aussi. Elijah est en train de fumer sur le balcon, du Janis Joplin en fond. Ce mec est incollable sur la Beat Generation et voue une véritable admiration aux années 50. Il est photographe free-lance, et ses clichés sont plutôt cools. Je crois que c'est comme ça qu'il a rencontré Madeleine.

Comme nous comptons repartir dimanche matin, j'ai juste embarqué un jogging et une brosse-à-dents. Une fois l'haleine fraîche, je laisse la salle de bain à Mace et me laisse tomber sur le vieux matelas, l'esprit en vrac.

Seulement alors, discrète, Madeleine vient s'installer à mes côtés. Elle est assise contre le mur, moi allongé, et caresse mes cheveux en gazouillant.

C'est l'une des seules personnes sur cette terre qui s'occupe de mes tracas. Emplie d'instinct maternel, elle se comporte avec moi comme elle le ferait avec un enfant – bien qu'elle n'ait que vingt-trois ans. Et j'aime ça. Le lâcher-prise, la sécurité. Je n'ai jamais vraiment vécu ça avec mes parents. Il est vrai que l'on ne se connaît pas tellement, elle et moi, et c'est sûrement pour cela qu'elle s'autorise tout ça. Tous ces mots doux, toutes ces mélodies qu'elle m'adresse sans aprioris. C'est devenu une sorte de rituel : Mace et Eli l'ont bien bien compris.

Je laisse reposer ma tête contre sa hanche. Ses doigts effleurent mon front, un appel d'air glisse sous mon menton. Un instant elle réfléchit et je l'aperçois fixer le plafond. Moi aussi, je pense.

À ma situation scolaire plus que précaire, à la tension familiale tous les jours un petit peu plus importante. À Ana qui n'a de cesse que de s'acharner sur moi, à Cesar qui me dépasse au fur et à mesure de son apogée. Et puis à Roshe, à son baiser. J'atteins de tels sommets en matière de tourments que j'ai peine à respirer. Et je ne puis que penser, avant de m'endormir pour de bon, qu'à cette vérité effrayante :

J'ai embrassé un mec.

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