« J'en sais déjà trop. »
April
C'est nul d'être l'aînée.
C'est nul parce que c'est toujours moi qui dois vivre les choses en premier. Et même dans le cas contraire, mes sœurs s'imaginent toujours que je sais tout. Ce qui n'est pas faux, mais là n'est pas la question. Enfin, pas pour l'instant.
Du coup, la veille de la rentrée dans notre nouveau lycée, ma plus jeune sœur m'a fait asseoir sur le bord de mon lit (merci pour les plis sur ma couette) pour me bombarder de questions sur le lycée, genre Questions pour un champion.
– Ils mangent où, les élèves cool ? m'a-t-elle demandé. Ça fait rien si j'ai pas le permis de conduite accompagnée ? On ne va pas me vanner parce que je suis qu'une troisième ?
Elle a soufflé sur sa frange, qui est retombée n'importe comment.
– June, ai-je dû avouer, je n'en sais rien, je n'en sais rien et je n'en sais rien. Je n'ai jamais mis les pieds dans ce lycée, je te rappelle.
– Et si je ne m'habille pas comme il faut ? Et s'il y a de l'humidité et que je frise ? Tu crois que je vais passer pour une ringarde ?
Ma sœur cadette, May, a passé la tête par la porte de ma chambre. Elle avait les cheveux attachés à la va-vite sur le haut de sa tête, du grand n'importe quoi, comme aurait dit June. Mais je pouvais comprendre May ; il faisait bien trop chaud pour se préoccuper de trucs aussi insignifiants qu'une coiffure.
– Tout à fait, a-t-elle dit à June. D'ailleurs, n'espère pas avoir un seul rancard dans les quatre prochaines années. À partir de maintenant, on va t'appeler Loser.
– Tu dis ça parce que t'en as jamais eu, de rancard, lui a rétorqué June. Loser toi-même.
May a levé les yeux au plafond et agité son iPod noir dans ma direction.
– J'ai besoin que tu me rendes mon casque pour couvrir les jérémiades.
– Sur mon bureau, ai-je répondu. Et June, franchement, à moins qu'ils lâchent une meute de coyotes demain dans les couloirs...
– Espérons, prions pour qu'ils le fassent, a marmonné May.
Elle s'est mise à fouiller sur mon bureau à la recherche de son casque, en bousculant une pile de livres au passage.
– ... tu n'as aucune raison de t'en faire, ai-je ajouté. Et s'il te plaît, May, un peu de respect pour la littérature.
J'ai redressé ma pile de livres.
– T'es bien la seule à avoir lu les livres de la liste de lecture des vacances, a commenté May.
– Dites, il y en a, des coyotes, dans la région ? a demandé June.
– Je ne sais pas, ai-je admis. Mais je parie qu'il y a des araignées.
– Des tas, a précisé May.
J'ai soupiré.
– Si vous sortiez de ma chambre, toutes les deux, que je puisse m'imaginer que je suis fille unique ?
Sauf qu'une fois parties, elles m'ont manqué. C'est dingue, ça. Dès qu'elles sont ailleurs, je voudrais qu'elles soient là, et dès qu'elles sont là, j'ai envie qu'elles s'en aillent. Quinze jours plus tôt, on avait quitté Orange County pour s'installer dans la Vallée, au nord de Los Angeles. Nos parents venaient de divorcer, ma mère avait trouvé un boulot ici et mon père avait été muté à Houston où il partait habiter quelques semaines plus tard. C'est du moins comme ça que ma mère avait présenté les choses. D'après moi, notre déménagement avait surtout à voir avec le fait que May s'était torchée la nuit où ils nous avaient annoncé leur séparation. Personne n'en parle jamais, May encore moins que les autres, et si on en parlait, je ne sais pas trop ce que je dirais : « Bonjour le cliché » ? « Alors, on joue les filles à problèmes » ? June, qui n'avait que quatorze ans, ignorait cet épisode. Tout ce qu'elle voyait, c'est qu'il y avait plein de stars de Disney Channel qui vivaient dans la Vallée, et elle était super excitée à l'idée d'y habiter. Tout ce que je voyais, moi, c'était que personne ne nous avait demandé notre avis et qu'on avait été bien obligées de suivre. Mais croyez-moi, si j'avais su qu'on allait atterrir ici, j'aurais protesté depuis longtemps. Dans la Vallée, début septembre, il fait une chaleur à crever.